LESBIENNES : LES SILENCES DU DROIT

March 1998

Cet article a été publié pour la première fois
dans la revue Les Temps modernes, n°598, Mars-avril 1998.

LESBIENNES : LES SILENCES DU DROIT

Marianne Schulz

 






Le droit, à l'instar des autres sciences humaines, n'a pas appréhendé l'homosexualité féminine comme l'homosexualité masculine : cette dernière a été, et fait toujours, dans certains pays, l'objet de sanctions pénales spécifiques, même entre adultes consentants, principalement via l'incrimination de la sodomie. L'acte sexuel est ainsi pénalisé en tant que tel, dans une perception plus que limitée et restrictive de la nature des relations entre hommes. C'est le détournement de la semence masculine de son objectif sacré (la reproduction) qui entraîne cette répression, orchestrée principalement par l'église. En parallèle, les unions entre hommes, qui ne remettaient pas en cause l'organisation de la société, ont bénéficié dans l'histoire d'une relative tolérance1. L'acte sexuel entre femmes n'a qu'exceptionnellement été réprimé par le droit : cet acte nécessairement incomplet, puisque le pénis est absent et qu'il n'y a pas de risque de grossesse ne mérite pas la moindre attention. En revanche, la volonté des lesbiennes de sortir du statut sexuel et social assigné à la femme fut lourdement réprimé, lors du travestissement entre homme notamment (peine de mort au XVIe siècle) : l'émancipation de la femme qui sous-entend son accession au statut d'homme était inconcevable2.
Aujourd'hui, au-delà des principes d'égalité et de non-discrimination, les lesbiennes restent encore pour partie ignorées du droit; leur traitement juridique est en pratique et dans certains domaines, différent de celui des homosexuels masculins. Dans la perception du législateur et des magistrats, les relations entre femmes ne présenteraient pas le même danger pour la jeunesse, argument essentiel du discours répressif et/ou discriminatoire à l'encontre des homosexuels (section I).


Face à cet ostracisme du droit et de la société, les lesbiennes doivent donc se battre pour exister sur deux fronts, en cumulant deux handicaps majeurs dans une société encore dominée par le modèle masculin: en étant femmes et en étant homosexuelles. Ces combats s'articulent aujourd'hui autour de deux problématiques: d'une part, la lutte pour l'égalité homme/femme, et d'autre part, l'abolition des discriminations envers les homosexuels/les.


Depuis vingt-cinq ans, le mouvement lesbien sort de l'invisibilité dans laquelle la société l'a maintenu pour revendiquer son existence. D'abord au sein du mouvement féministe, et malgré des relations parfois délicates et conflictuelles3, elles se sont battues pour que soit inscrites juridiquement et politiquement la liberté et la maîtrise de la sexualité, remettant ainsi en cause les relations traditionnelles homme-femme et les structures sociales bourgeoises et patriarcales. Aujourd'hui, alors que le mouvement féministe semble plus atone et que les mouvements homosexuels masculins cherchent majoritairement à se fondre dans une société qu'ils ne contestent quasiment plus, comment se situent les femmes homosexuelles ? (section II).


SECTION 1: L'INVISIBILITE JURIDIQUE DES LESBIENNES


Le droit, qui a longtemps nié l'existence de la femme en tant que sujet de droit autonome, a occulté d'autant plus les lesbiennes. Parce que la reconnaissance du lesbianisme bouleverse les schémas ancestraux de notre société en remettant en cause le pouvoir sexuel de l'homme et la finalité reproductrice de la sexualité féminine, celui-ci est tabou; l'apparente neutralité du droit cache un véritable déni de la sexualité féminine en général, et de l'homosexualité féminine en particulier, et non, comme on pourrait le penser, une plus grande tolérance.


Déni historique: si l'ensemble des sociétés occidentales a, selon les périodes, oscillé entre la tolérance de l'homosexualité, alors admise, valorisée et codifiée, et la répression, le discours s'est toujours organisé autour de l'homosexualité masculin, son pendant féminin étant nié de manière constante.


Ainsi, l'antiquité grecque faisait de l'homosexualité masculine un rite initiatique, indispensable dans l'éducation des jeunes adolescents. Les liaisons entre un homme adulte et un adolescent constituaient une règle socialement établie, une institution4, le but poursuivi étant de faire passer le jeune au statut d'adulte, de marquer sa sujétion au maître par son rôle passif exclusif. Les règles sont clairement établies et y déroger est très mal perçu: cette sexualité ne constitue qu'une transition et le maître doit être uniquement actif. En revanche, les pratiques homosexuelles féminines sont réduites à celles de la grande poétesse Sappho dont l'homosexualité a été effacée, niée au cours des siècles ultérieurs, et en particulier au XIXe siècle, alors que, selon Bernard Sergent, la haute société grecque a connu des " écoles " initiatiques féminines, homologues aux écoles pédagogiques masculines (...). Elles paraissent attestées, non seulement à Lesbos, mais aussi en Pamphylie et à Sparte .


L'ère chrétienne entraîne une condamnation de l'homosexualité qui sera poursuivie et sévèrement sanctionnée notamment à partir du XIIe siècle: la sodomie est définie comme un crime, un péché contre nature alors que l'acte sexuel entre femmes n'est jamais évoqué ni réprimé par la législation pénale, car ce serait alors reconnaître l'égalité entre les sexes: les bougres , c'est-à-dire les sodomites sont condamnées pour leur péché, parfois à la peine de mort. Les tribades5, quant à elles, sont condamnées à être brûlées pour sorcellerie, parce qu'elles s'habillent en hommes.


Cette occultation de la sexualité entre femmes s'est perpétuée, et l'histoire de la répression de l'homosexualité par l' Etat de droit moderne le montre clairement. Si, dans la loi, le traitement juridique des homosexuels des deux sexes est équivalent, il n'en est pas ainsi dans la pratique du contentieux familial, l'homosexualité de la femme constituant une circonstance nettement moins grave que celle du mari dans le contentieux du divorce ou de la garde des enfants.

 

A L'inexistence pénale de l'homosexualité féminine

La négation de la femme en tant que sujet de droit, l'absence d'éducation des femmes à la sexualité ont logiquement abouti à nier celle-ci en tant qu'être de désir. Sa sexualité n'existe qu'à travers la satisfaction du désir masculin et la procréation; tout naturellement, les pratiques sexuelles entre femmes échappent à la plupart des législations ou pratiques judiciaires répressives, aussi bien en France qu'en droit comparé.


1. L'évolution de la répression de l'homosexualité en France

L'ancien droit et la condamnation des sodomites

Le droit de l'ancien régime condamnait l'auteur du crime de sodomie à être brûlé vif. Le texte n'incriminait ainsi que l'homosexualité masculine, et il est très difficile d'apprécier la pratique judiciaire qui découlait de cette disposition, la documentation étant rare: les pièces du procès du sodomite étaient elles-mêmes détruites, vu le scandale provoqué par de telles affaires. Quelques sodomites (six) furent ainsi brûlés au xvIIIe siècle, mais seulement lorsque leur acte contre nature s'accompagnait de crimes graves: ainsi, en 1783, un religieux fut rompu et brûlé vif parce que, outre la sodomie, il avait commis sur sa victime de dix-sept ans une tentative d'assassinat. En pratique, c'est surtout une répression policière qui s'exerçait uniquement à l'encontre des pédérastes, arbitrairement arrêtés, puis libérés en fonction de leur statut social: Si les coupables étaient de grands seigneurs, cela s'arrangeait, même si le scandale était patent à la Cour, par des lettres de cachet de courte durée. Mais si le chevalier de la manchette était de moindre origine, alors les " mouches " de la police le guettaient et le provoquaient (...). Ensuite, c'était l'arrestation (...). Après quoi, la femme ou les amis négociaient avec le lieutenant de police la libération du détenu, laquelle intervenait au bout de quelques semaines6, En outre, le fichage et la surveillance policière existaient déjà à cette époque, le commissaire Foucault tenant un livre où étaient inscrits les noms de tous les pédérastes, soit environ 40 000 personnes.


En parallèle, le libertinage et l'essor de la philosophie des Lumières ont pour conséquence une relative tolérance de l'homosexualité féminine: reconquérir le plaisir, au xvIIIe siècle, c'est aussi reconnaître aux femmes le droit au plaisir, quel qu'il soit, même avec une femme7 . Les liaisons entre femmes sont tolérées entre dames de la haute société ou des milieux éclairés , comme l'illustre l'amitié entre Marie-Antoinette et la princesse de Polignac; en revanche, on ignore la manière dont l'homosexualité féminine peut être perçue et vécue dans le tiers état.


Le libéralisme du Code pénal

Le Code pénal de 1791 opère une rupture avec l'ancien droit; désormais, et ce jusqu'au régime de Vichy, le droit français se démarque et ignore l'homosexualité, qui n'est plus réprimée en tant que telle. Elle ne constitue plus une infraction, mais un comportement qui peut être éventuellement sanctionné par une application rigoureuse et moraliste des textes sanctionnant les infractions aux mœurs. La répression s'est ainsi exercée par l'utilisation de ces mécanismes qui ont permis de sanctionner plus sévèrement les actes contre nature lorsqu'ils étaient homosexuels. L'étude de la jurisprudence pénale du XIXe siècle montre comment les relations entre hommes ont pu être réprimées8 par l'utilisation de notions telles que l'attentat à la pudeur, l'excitation de mineur à la débauche... Seule une décision concernait une lesbienne, et pour les mêmes pratiques impudiques , la femme qui avait corrompu plusieurs mineures se voit condamnée à trois mois de prison, alors qu'en parallèle un homme qui n'avait détourné qu'un seul mineur est condamné à deux ans avec sursis. Selon Jean Danet, l'absence de répression de l'homosexualité féminine par le corps judiciaire s'expliquerait par l'efficacité des mécanismes coercitifs familiaux d'enfermement des femmes lesbiennes dans le mariage. La négation des femmes célibataires contraint un certain nombre, et plus particulièrement celles de la bourgeoisie à rentrer dans le rang par l'institution du mariage qui seule leur permet de bénéficier d'un statut social et d'échapper à leur condition.


En parallèle, la médecine va progressivement s'occuper des invertis, qui passeront ainsi du stade de criminels à celui de pervers: les homosexuels sont des malades qu'il faut soigner, et les lesbiennes présentent des anomalies physiologiques (une soi-disant hypertrophie du clitoris expliquerait leurs penchants) que la chirurgie va résoudre9. Seules celles qui jouent le rôle masculin et s'habillent en homme vont susciter l'intérêt des psychiatres, car elles remettent en cause la hiérarchie des sexes et menacent l'équilibre de la société en sortant de leur statut de femme10.


La répression vichyste et ses suites

Le régime de Vichy crée un délit spécifique homosexuel; issu de la loi n° 744 du 6 août 1942, le nouvel article 334 du Code pénal relatif au proxénétisme punit de six mois à trois ans de prison celui qui aura commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe, âgé de moins de 21 ans. En l'absence d'archives parlementaires éclairant sur les raisons de cette incrimination, on peut supposer que l'idéologie nataliste du régime ainsi que la lutte contre la dégradation des mœurs qui aurait été à l'origine de la défaite militaire ont largement inspiré le texte. Au-delà, l'influence des idéaux de l'occupant laisse penser que l'interdit concernait au premier chef les relations entre hommes: les homosexuels masculins qui, du fait de leurs mœurs, ne perpétuent pas la race aryenne sont considérés par le régime nazi comme inutiles et déportés en camp de concentration. Les lesbiennes ne présentent pas un tel danger, leurs mœurs ne les empêchant pas de devenir mères, puisqu'elles peuvent toujours être forcées à reproduire la race. Si les femmes furent davantage épargnées, les lesbiennes déportées l'ayant été pour une autre raison que leurs mœurs, Simone de Beauvoir échappa pendant l'hiver 1943 aux poursuites pénales uniquement parce qu'elle accepta son renvoi de l'Education nationale. La mère d'une de ses élèves qu'elle hébergeait déposa une plainte pour détournement d'une mineure, élève confiée à ses soins, et menaçait d'engager des poursuites si le professeur n'était pas renvoyé sur-le-champ, avec interdiction de tout contact avec des élèves mineures. Le contexte de la guerre, le contrôle allemand sur le ministère de l'Education, la volonté de Sartre de ne pas attirer l'attention des autorités sur leur cas, le fait que la jeune fille était russe furent autant d'arguments qui pesèrent sur le Castor pour accepter son renvoi sans s'en expliquer ni se défendre, et l'affaire en resta là11. Simone de Beauvoir fut lavée de toute accusation et réintégrée dans l'enseignement après la libération.


L'incrimination sera maintenue à la libération, et l'ordonnance du 2 juillet 1945 ne fait que la déplacer vers les attentats à la pudeur (article 331 du Code pénal). Le texte fut modifié en 1974 pour tenir compte de l'abaissement de la majorité civile à 18 ans. Les actes homosexuels commis sur des mineurs de 15 à 18 ans, même avec leur consentement, restaient punis en tant que tels, alors que la majorité était fixée, depuis 1945, à quinze ans pour les relations hétérosexuelles. C'est donc le jugement moral implicite porté sur le statut de l'auteur de l'acte qui justifie l'incrimination: dans cette course aux préjugés, un homosexuel masculin présente un danger nettement supérieur de perversion de la jeunesse innocente qu'une lesbienne, l'acte sexuel entre femmes étant nécessairement incomplet, voire limité à de chastes caresses qui ne peuvent en aucun cas troubler ou traumatiser une jeune fille !


Une seconde incrimination fut créée en 196012, lors du vote de la loi destinée à lutter contre les fléaux sociaux parmi lesquels figurait l'homosexualité. Au même titre que l'alcoolisme et la prostitution, l'homosexualité était, suite à un amendement du député Mirguet, inscrite au titre des fléaux sociaux, avec l'assentiment et le consensus du parlement, aucun de ses membres ne s'étant élevé contre une telle mesure. Les quelques orateurs qui s'exprimérent sur ce point relevaient tous la nécessité de combattre le scandale de l'homosexualité, en raison de la gravité de ce fléau (...) contre lequel nous avons le devoir de protéger nos enfants13 . L'article 330 du Code pénal fut ainsi complété14 faisant de l'outrage public à la pudeur commis avec un individu du même sexe, une circonstance aggravante de l'outrage public à la pudeur; ce délit était passible de six mois à trois ans de prison, contre trois mois à deux ans lorsqu'il ne comportait pas d'implication homosexuelle. Protection des mineurs et prophylaxie d'un fléau qui menace de s'étendre commandent de telles mesures: à défaut d'éradiquer le phénomène, l' Etat a pour devoir de l'endiguer.


Si tous les actes homosexuels consentis entre un majeur et un mineur sont sanctionnables, les formulations retenues, même si elles n'excluaient pas l'homosexualité féminine, semblent s'appliquer principalement aux actes commis entre hommes; les termes du vocabulaire juridique, tel celui ou individu renvoient inconsciemment au genre masculin. En pratique, les poursuites pénales pour homosexualité montrent que les condamnations prononcées soit sur la base de l'outrage public, soit sur la base de l'acte impudique avec un mineur de même sexe ont fortement diminué au cours des années, pour devenir un phénomène marginal, passant de 419 en 1968 à 162 en 1978. Les statistiques ne nous renseignent malheureusement pas sur la répartition par sexe de ces infractions, mais on peut supposer que les femmes n'étaient pas concernées. Ainsi, les auteurs de la saisine du Conseil constitutionnel en 198115, à la suite du refus par la majorité d'abroger l'article 331 alinéa 2 en faisaient le constat. Arguant qu'il y avait rupture de l'égalité entre homme et femme, les auteurs de tels actes étant toujours des hommes, le fait que n'existent de sanctions particulières de l'acte impudique ou contre nature que quand il est d'ordre homosexuel les inciterait à ne commettre de tels actes qu'avec des mineurs, lesquels ne seraient pas sanctionnés, les requérants estimaient que la loi consacrait ainsi une inégalité au détriment des jeunes filles. Cet argument fut écarté, au motif que l'auteur du délit encourait la même sanction, qu'il soit de sexe masculin ou féminin !


L'émergence des combats féministes au début des années 70 permet le développement d'un militantisme homosexuel radical dont l'un des objectifs est de mettre fin à cette répression pénale et policière, au fichage des homosexuels, ainsi qu'aux discriminations subies: c'est la révolte de l'individu contre un système considéré comme opprimant, et l'abolition de l'article 331 alinéa 2 du Code pénal constitue le fer de lance de ce combat. Dans la lignée des slogans de 68 jouissons sans entrave ou il est interdit d'interdire, les homosexuels réclament le droit à la différence, et la reconnaissance juridique de celle-ci par la loi. Mais lesbiennes et gays ne combattent pas sur le même terrain: aux lesbiennes la lutte contre la société patriarcale et pour la liberté sexuelle, aux gays le combat contre l'oppression policière et la répression.


Des dissensions entre gays et lesbiennes apparaissent rapidement, et ce sont surtout les homosexuels masculins, plus directement concernés par les tracasseries, vexations et brimades subies du fait de leur manière de vivre leur homosexualité qui sont en première ligne16.

La dépénalisation de l'homosexualité

L'arrivée de la gauche au pouvoir se traduit par un certain nombre de mesures, dont l'abolition de l'article 331 alinéa 2 constitue le point d'orgue. Au terme d'un marathon législatif de plus de six mois, houleux et parfois scabreux, comme en témoignent les propos de Jean Foyer évoquant l'agissement du vieillard lubrique qui sodomise un gamin de quinze ans17 , l'article 331 alinéa 2 est supprimé18. L'étude des débats parlementaires montre, outre les préjugés homophobes tenaces, une vision sexiste de l'homosexualité: de manière implicite et sous-jacente, sont avant tout visées les relations homosexuelles masculines. Les préjugés et amalgames (assimilation de l'homosexualité à la pédophilie par exemple) liés aux représentations de l'homosexualité, commandant de lutter contre le prosélytisme dont font preuve les homosexuels pour pervertir la jeunesse, ou plus précisément les jeunes garçons.


D'abord la jeunesse doit être protégée contre les entreprises de séduction homosexuelle de ses aînés, l'adolescence devant être particulièrement protégée contre les atteintes homosexuelles , rendant ainsi nécessaire de protéger l'individu contre les actes homosexuels, à une période de son existence où il est le plus fragile et où il pourrait être une proie facile pour ceux qui les pratiquent19 . L'homosexualité serait acquise et non innée, et résulterait d'un manque de discernement. En conséquence, la répression serait efficace pour prévenir les actes homosexuels en dissuadant les adultes de corrompre les jeunes; selon le député Jean Foyer, la raison d'être de l'article 331 alinéa 2 est de protéger les mineurs en faisant courir certains risques à ceux qui abusent d'eux, même s'ils sont consentants20 . On se demande comment il peut y avoir abus malgré le consentement donné par le mineur (rappelons que seuls sont visés les mineurs de quinze à dix-huit ans), qui à cet âge dispose de facultés de discernement et peut librement consentir à une relation sexuelle hétérosexuelle sans que son partenaire encoure de sanction.


Ensuite, l'article 331 alinéa 2 permettrait de lutter contre le développement de la prostitution masculine; on relèvera cet amalgame entre les relations librement consenties et les relations vénales, révélateur des préjugés des sénateurs, alors que l'article en cause ne permettait en aucune manière de lutter contre le proxénétisme ou la prostitution des mineurs. D'autre part, cet argument en dit long sur la misogynie de la haute assemblée (le Sénat comportait plus de 95 % d'hommes), beaucoup plus inquiète de la propagation de la prostitution des jeunes garçons que des jeunes filles, ressentie comme éminemment plus grave: la prostitution des mineures constitue un fait de société majoritairement accepté.


Enfin, l'innocence des mineurs doit être garantie au sein des familles; l'adhésion supposée des pères et mères de famille, opposés à la légalisation de pratiques homosexuelles sur la personne de leur enfant entre quinze et dix-huit ans vient renforcer l'argumentation du Sénat (rapport 314). Ainsi, le sénateur Etienne Dailly crut bon d'illustrer cet argument en imaginant un dialogue fictif avec une électrice de sa circonscription: Dites donc, ma bonne madame untel, quel âge a votre gamin ? Il va avoir juste quinze ans. Alors, pour l'année prochaine, souhaitez-vous qu'il soit à même de pouvoir disposer de son corps (...) et de répondre en toute légalité aux avances du premier homosexuel venu ? Non mais, nous nous ferions écharper sur place, monsieur le garde des Sceaux. Mais je me sens le mandataire de tous ces braves gens21.


Même si ce n'est jamais ouvertement la seule protection des jeunes garçons qui est visée par les anti-abolitionnistes, on ne doit pas se tromper: l'homosexualité féminine et les risques de corruption des jeunes filles inquiètent nullement les parlementaires. Il faut que le sénateur Henri Caillavet rappelle cette évidence pour qu'enfin le saphisme soit évoqué: Personne (...) n'a le droit de blâmer l'homosexualité, les amours saphiques. Nous parlons des hommes, mais les femmes aussi sont concernées22.


Depuis 1982, l'âge de la majorité sexuelle est fixé à quinze ans (sauf dans le cas où l'adulte a autorité sur le mineur) quel que soit le type de relation sexuelle. En deçà de quinze ans, les poursuites sont légitimées non en raison de la nature de l'acte, mais de l'âge de la victime, qui exclut toute possibilité de consentement. Les condamnations pénales d'homosexuels prononcées depuis lors ne concernent que des hommes, et la circonstance tirée de la nature homosexuelle de l'acte ne constitue plus une circonstance aggravante.


2. Le traitement de l'homosexualité féminine en droit comparé

Dans de nombreux autres Etats occidentaux, la répression de l'homosexualité a été organisée par la législation pénale; or, dans la plupart des textes, seule l'homosexualité masculine est explicitement visée et condamnée, l'acte étant généralement incriminé par l'interdiction de la sodomie. L'homosexualité féminine est donc soit passée sous silence dans la rédaction même de la loi, soit peu réprimée lorsque le texte a vocation à s'appliquer aux relations homosexuelles masculines et féminines. Cette discrimination positive légale ou jurisprudentielle envers le saphisme s'explique encore par la différence de danger et de subversivité des deux homosexualités: autoriser les relations entre hommes entraînerait un prosélytisme susceptible de remettre en cause la famille et la natalité, alors que les relations entre femmes sont bénignes, voire inexistantes, et peuvent de toute manière être jugulées en forçant les filles à se marier.


Des législations sexistes...

L'exemple britannique constitue l'exemple le plus frappant de cette négation même du désir et de l'existence de relations entre femmes. Lorsque fut discutée la loi réprimant les relations homosexuelles entre adultes consentants en 1861, la question se posa de savoir s'il fallait englober l'homosexualité féminine, ce qui valut à la reine Victoria les propos devenus célèbres: mais pourquoi les sanctionner, puisque de telles relations n'existent pas. La loi fut donc formulée en ces termes: Encourt la réclusion criminelle à vie toute personne reconnue coupable de l'abominable crime de buggery, qu'elle l'ait perpétré avec un semblable (sodomie) ou avec un animal (bestialité). A priori, la formulation toute personne ne semblerait pas exclure les femmes, bien qu'il soit difficile d'envisager l'acte de sodomie entre femmes; un texte de 1885 précisa donc le champ d'application de l'acte d'indécence grave accompli par toute personne de sexe masculin avec un autre homme. En 1921, une proposition de loi visant à incriminer les relations homosexuelles féminines fut rejetée par la Chambre des Lords; un des arguments invoqués pour repousser une telle mesure était le caractère incitatif qu'elle aurait eu en amenant l'homosexualité féminine à la connaissance de femmes qui n'en avaient jamais entendu parler, qui n'y avaient jamais pensé, qui n'en avaient jamais rêvé23.


Ce sexisme est encore présent dans la législation britannique quant à l'âge à partir duquel les relations sexuelles sont autorisées: fixée à seize ans pour les relations hétérosexuelles, la majorité sexuelle est reportée à dix-huit ans pour les relations homosexuelles entre hommes; la loi ignore les relations sexuelles entre femmes, pour lesquelles aucune des deux dispositions n'est applicable, puisque de telles relations sont toujours censées ne pas exister !


C'est en Allemagne que les premiers mouvements de lutte des homosexuels se manifestent, vers 1860. La réaction politique ne se fait pas attendre, et le Reichtag adopte sans débat en 1870 un nouveau Code pénal criminalisant dans toute l'Allemagne les actes contre nature entre hommes (paragraphe 175 du Code pénal, aboli en 1968). En 1910, dans le cadre de la réforme du Code pénal, il fut proposé d'étendre la répression pénale aux actes homosexuels féminins; I'engagement des mouvements féministes contre ce projet aboutit à une résolution condamnant la loi, l'argumentation invoquée niant purement et simplement l'existence possible de relations entre deux femmes: Les femmes non mariées qui partagent des appartements avec d'autres femmes risquent d'être poursuivies en justice24 , Le discours médical et psychanalytique qui se développe va encore accréditer l'absence de gravité de l'homosexualité féminine. Selon Krafft-Ebing, professeur de psychiatrie à l'université de Vienne, tous les renseignements que l'on peut glaner un peu partout dans la littérature spécialisée démontrent clairement que chez les femmes, il s'agit rarement d'homosexualité authentique mais plutôt de pseudo-homosexualité et que même lorsqu'elle est clairement avérée, I'homosexualité de la femme n'a pas les graves conséquences de celle de l'homme25


Encore aujourd'hui, de nombreuses législations ne pénalisent que l'homosexualité masculine, par la définition même de l'infraction qui exclut de facto les relations entre femmes, y compris en Europe. Ainsi à Chypre, les relations homosexuelles sont passibles de cinq à quatorze ans de prison (articles 171 à 174 du Code pénal), mais seules sont visées par cette législation les actes homosexuels entre adultes mâles, même commis en privé.


C'est donc toujours autour du sexe masculin que s'organise le discours et la répression des perversions sexuelles , I'apothéose étant atteinte avec la définition autrefois retenue par l'Organisation mondiale de la Santé du lesbianisme comme la sodomie entre femmes (Troubles mentaux, n° 302.0), supprimée en 1992.


... Validées par les instances européennes

Tout aussi révélateur est l'avis de la commission des affaires juridiques préalable à l'adoption par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe de la recommandation relative à la discrimination à l'égard des homosexuels26: le rapporteur n'analyse la question que sous l'angle des relations entre hommes, encore et toujours dans l'optique des intérêts de la jeunesse et de leur pro tection. S'agissant de l'instauration d'un âge minimal autorisant les pratiques homosexuelles, la commission relève que certains adolescents dont la préférence sexuelle n'est pas déterminée risquent d'être attirés par l'homosexualité s'ils sont sollicités trop jeunes par des homosexuels et que les homosexuels ne sont pas le simple produit de contacts sexuels avec d'autres hommes ; enfin, la nécessité de protéger la jeunesse et les homosexuels contre eux-mêmes et les risques de prosélytisme rendait souhaitable l'interdiction de certaines professions aux homosexuels comme un emploi d'animateur de jeunesse si celui-ci implique des contacts corporels étroits avec des garçons, le fait de dormir avec eux dans un dortoir... .


La jurisprudence de la commission européenne des droits de l'homme cautionne cette différence de perception et admet que les législations des Etats membres puissent distinguer entre l'homosexualité masculine et féminine, sans qu'une telle différence de traitement constitue une discrimination sanctionnable. En effet, en vertu de l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, sont interdites les discriminations, notamment fondées sur le sexe, sauf si elles sont motivées par un intérêt légitime. Dans plusieurs affaires concernant des Etats ayant adopté une législation interdisant les seules relations entre hommes, les demandeurs estimaient que la loi créait une discrimination, puisqu'elle établissait une différence de traitement, d'une part entre homosexuels et hétérosexuels, d'autre part entre homosexuels féminins et masculins. Ainsi, lors d'une requête27 introduite par un ressortissant britannique condamné à deux ans et demi d'emprisonnement pour s'être rendu coupable du délit de sodomie, le requérant soulevait, entre autres moyens, que la différence de traitement instituée par la loi entre les hommes homosexuels et les femmes homosexuelles constituait une violation de la convention. La commission a rejeté cet argument, estimant que cette distinction répondait bien au critère objectif de besoin de protection sociale la rendant ainsi légitime. Faisant référence à des études déjà utilisées lors d'une précédente requête28, la commission relevait l'existence d'un danger social spécifique à propos de l'homosexualité masculine (...) du fait que les homosexuels masculins constituent fréquemment un groupe socioculturel distinct se livrant à un net prosélytisme à l'égard des adolescents et que l'isolement social qui en résulte pour ceux-ci est particulièrement marqué. Dès lors, elle ne pouvait que suivre l'opinion du gouvernement britannique selon laquelle la question des actes homosexuels entre femmes n'a jamais été considérée comme entraînant pour les jeunes un des inconvénients du genre de ceux qu'entraîne l'homosexualité masculine, et conclure à l'absence de discrimination.


B Un traitement juridique différencié dans le contentieux familial

Si les principes d'égalité et de non-discrimination commandent un traitement légal identique de l'homosexualité masculine et féminine, il n'en est pas toujours ainsi devant les tribunaux, notamment dans le contentieux du divorce. De nombreux/ses homosexuels/les ont été mariés avant de vivre pleinement leur homosexualité, et des enfants ont pu naître de cette union. Que cette homosexualité ait été préexistante aux relations matrimoniales ou découverte pendant le mariage n'a pas d'incidence particulière: elle pourra toujours être invoquée par l'autre époux, dans l'objectif de réduire les droits du conjoint homosexuel. Or les homosexuels des deux sexes ne sont pas égaux devant les tribunaux: l'homosexualité de la femme est plus souvent bénigne, et ne l'empêche pas toujours de pouvoir élever ses enfants, alors que l'homosexualité masculine est une perversion grave, un danger moral de perversion des enfants (la peur de la pédophilie n'est jamais très loin) qui rend les pères indignes de remplir leur devoir d'éducation envers leur progéniture29.


1. Le divorce

L'homosexualité d'un des époux n'est pas toujours invoquée au cours de la procédure de divorce; en effet, les époux n'ont pas à faire connaître la cause du divorce au juge dans le cadre du divorce par consentement mutuel sur requête conjointe30 (C. CIV. art. 230) ou pour rupture de la vie commune (C. CIV. art. 237). C'est principalement dans le contentieux du divorce pour faute que l'homosexualité pourra être alléguée à l'encontre du conjoint homosexuel: l'époux essaiera de prouver que l'homosexualité de son conjoint constitue bien la violation grave et renouvelée des obligations du mariage, rendant intolérable le maintien de la vie commune exigée par l'article 242 du Code civil. L'homosexualité n'a jamais été assimilée à l'adultére par les tribunaux, puisque celui-ci ne peut être commis qu'entre un homme et une femme; en revanche, elle peut, selon les circonstances, constituer une faute (injure grave) susceptible d'entraîner le prononcé du divorce à l'encontre de l'époux homosexuel.


Les décisions de justice récentes en matière de divorce pour faute impliquant l'homosexualité d'un des époux ne sont pas réparties équitablement entre hommes et femmes: la grande majorité (plus de 4 sur 5) concernent l'homosexualité de l'époux, et on peut s'interroger sur les raisons d'un tel écart.


D'une part, et quelle qu'en soit la cause, les femmes demandent plus souvent le divorce que les hommes; selon une enquête de l'INSEE, 75 % des demandes en divorce pour faute émanent de l'épouse31.


D'autre part, les hommes blessés dans leur virilité de se voir trompés par une femme n'oseraient pas invoquer le saphisme de leur femme de peur d'être ridicules. Faute d'études approfondies sur la question, il ne s'agit que d'une hypothèse.

Enfin, soulever l'homosexualité de l'épouse semble un moyen moins opérant, les juges se montrant dans l'ensemble plus cléments envers l'homosexualité féminine, plus rarement perçue comme une faute constitutive de l'injure grave justifiant le prononcé du divorce aux torts de l'épouse. Ainsi, en 199132, la Cour de cassation estimait que l'homosexualité alléguée par le mari (la femme embrassant amoureusement une autre femme) et prouvée par des témoignages, ne constituait pas une violation suffisamment grave des obligations du mariage; dans une autre affaire jugée en 199O33, la Cour jugeait que le comportement du mari était injurieux envers l'épouse, alors même que les attestations produites par l'épouse n'établissaient pas l'existence de relations homosexuelles du mari. En 1996, la cour d'appel de Bordeaux34 prononçait le divorce aux torts exclusifs du mari, au motif que celui-ci entretenait une relation au moins sentimentale avec un autre homme, alors que dix ans auparavant, la cour de Poitiers35 déboutait le mari qui invoquait les sentiments purement intellectuels de sa femme pour une autre femme, de tels sentiments ne pouvant rendre intolérable le maintien de la vie commune.


Si la simple présomption d'homosexualité du mari constitue généralement une faute d'une gravité suffisante pour entraîner le prononcé du divorce à ses torts, il faut souvent, lorsqu'elle émane de la femme, qu'elle s'accompagne d'autres éléments, qui constituent alors la cause déterminante (abandon du domicile conjugal par exemple).


2. Les conséquences de l'homosexualité maternelle sur ses enfants


L'homosexualité de la mère ne représente qu'environ 1/3 des décisions36 et n'entraîne pas aussi souvent des mesures restrictives que lorsque le père est homosexuel: dans une affaire sur deux concernant une mère lesbienne, la résidence des enfants est fixée chez elle, même si celle-ci vit en couple homosexuel, alors que seulement le quart des décisions sont favorables aux pères gays en leur accordant un droit de visite et d'hébergement sans restrictions. Une telle clémence envers les mères semble s'expliquer par le rôle toujours primordial accordé à la mère dans la sphère privée et l'éducation des jeunes enfants: celle-ci est d'abord mère avant d'être lesbienne; sa sexualité ne représente pas une menace pour les enfants à la différence de l'homosexualité paternelle, qui, selon les juges, fait courir un risque de perversion des enfants, la confusion était souvent de mise entre pédérastie et pédophilie37.


Parmi les éléments retenus en faveur des mères lesbiennes, revient fréquemment l'âge de l'enfant: plus l'enfant est en bas âge, plus la mère a de chance de se le voir confier, le présupposé de l'importance psychologique de la présence maternelle pour un jeune enfant primant sur ses mœurs 38. La faible disponibilité du père et/ou son manque d'intérêt pour ses enfants sont, comme dans toutes les affaires de divorce, des arguments jouant en faveur de la mère, I'homosexualité de celle-ci étant alors un élément inopérant 39. L'absence de perturbation des enfants constitue un élément utilisé différemment par les tribunaux selon le sexe du parent homosexuel, les juges ne restreignent les droits de la mère que lorsque la perturbation des enfants 40 est prouvée, alors que les droits des pères ne sont pleinement reconnus que si l'absence de troubles est rapportée. Plus surprenante, I'argumentation tirée de la nature de la relation homosexuelle de la mère est présente dans un certain nombre de décisions: soit que l'homosexualité de la mère est assumée et stable, que la confrontation de l'enfant au couple homosexuel de sa mère est inévitable, ou encore l'attitude sans équivoque de l'amie de la mère 41.

L'homosexualité de la mère est parfois perçue comme un élément indifférent à la solution rendue. Il a pu être jugé que les tendances homosexuelles de la mère, son caractère dépressif et son repli sur elle-même ne sont pas des causes suffisantes pour faire obstacle à ce que la résidence habituelle des enfants soit fixée chez elle. Dans une affaire similaire concernant un père homosexuel dépressif et suicidaire, les juges, estimant que ce père n'était pas en mesure d'assumer une situation psychologique complexe, ne lui ont accordé aucun droit d'hébergement en plus du droit de visite 42.

Si les considérations et préjugés d'ordre moral apparaissent moins systématiquement que pour les pères gays, un certain nombre d'arrêts témoignent encore des jugements moraux des magistrats, même si ceux-ci s'en défendent 43. Ainsi, la cour d'appel de Rennes décide de fixer la résidence des enfants chez le père, les enfants supportant mal la nouvelle vie de couple de leur mère et se trouvant confrontés à des problèmes d'identification (...). Selon la cour d'appel de Nîmes, la vie des enfants auprès de leur mère qui partage intimement sa vie avec une autre femme s'inscrirait dans un contexte contraire à l'ordre familial et social actuel. Enfin, pour les juges de Bordeaux, et hors de tout jugement moral (!), il convient de tenir compte de l'intérêt des enfants, pour lesquels il est important de continuer à vivre chez le père qui vit seul et dont le mode de vie est plus structurant, alors que la mère a formé un couple avec une autre femme.


De cette perception discriminatoire de l'homosexualité féminine, de leur histoire différente les gays n'ont jamais eu à se battre pour être reconnus en tant qu'hommes, même s'ils ont été eux aussi victimes du modèle masculin dominant découlent des enjeux politiques spécifiques qui ne recoupent qu'en partie ceux des gays. C'est d'abord en tant que femmes que les lesbiennes doivent acquérir leur autonomie, ensuite comme homosexuelles: affirmation de soi, visibilité constituent les axes essentiels de cette lutte pour le respect de leur individualité.


SECTION 2: LA TRADUCTION POLITIQUE
ET JURIDIQUE DES ENJEUX DU LESBIANISME


Historiquement, juridiquement et socialement niées dans leurs existences et choix, les lesbiennes n'ont que peu d'existence juridique: soit elles sont femmes, et leur différence sexuelle est gommée, soit elles sont homosexuelles, leur identité de femme n'étant alors pas prise en compte.


Dés lors, I'acquisition d'une indépendance sociale, sexuelle et culturelle, émancipée par rapport à l'homme constitue le fer de lance des revendications politiques des lesbiennes, les rapprochant ainsi davantage des combats pour l'amélioration de la condition féminine que des luttes menées par les homosexuels masculins.

A Quand les luttes des lesbiennes rejoignent celles des féministes


Si les mouvements féministes ont été impulsés par des lesbiennes, celles-ci ont souvent avancé masquées; les relations entre féministes hétérosexuelles et lesbiennes sont de longue date difficiles et conflictuelles 44, les secondes étant marginalisées ou invisibles en tant que lesbiennes au sein d'un mouvement souvent dépassé par l'existence du désir entre femmes et l'enjeu d'une sexualité sans référence à l'homme. Selon Geneviéve Pastre, les lesbiennes qui s'affirment sont toujours rejetées par les féministes, les obligeant à œuvrer dans le mouvement féministe sur des analyses féministes et non lesbiennes, gardant en quelque sorte pour elles, dans un non-dit, leur argumentation et leur stratégie 45.


Le bouleversement issu de mai 1968 et la libération sexuelle donneront un nouveau souffle au combat politique égalitaire qui se portera alors sur la sphère privée, intime des relations hommes, femmes et de la sexualité. Engagement en faveur de la contraception et de l'avortement, lutte pour la criminalisation du viol, reconnaissance de la liberté sexuelle de la femme deviennent les thèmes prioritaires de la libération des femmes auxquels les lesbiennes ont largement contribué. Face à l'inacceptable tolérance judiciaire et sociale envers les auteurs de viol, ce sont deux lesbiennes qui osèrent l'impensable en 1975: briser le silence, refuser la correctionnalisation du crime odieux dont elles furent victimes, médiatiser le procès de leurs agresseurs, au risque d'être traînées dans la boue, suspectées du fait de leur marginalité , atteintes dans leur dignité de victimes. Le «procès d'Aix »46 devenait ainsi l'emblème du combat de Choisir, et devait aboutir à l'adoption d'une nouvelle définition du crime de viol, étendue désormais à tout acte de pénétration sexuelle... mais puni de la réclusion criminelle d'un temps de cinq à dix ans, au lieu de dix à vingt ans, peine qui n'était quasiment jamais infligée (article 332 de l'ancien Code pénal).

Cependant, cette convergence ne s'est pas prolongée au-delà de l'adoption de mesures favorisant l'exercice de la liberté sexuelle et sanctionnant les discriminations sexistes ou homophobes; l'exigence de l'inscription constitutionnelle des droits sexuels fondamentaux, droit à la libre disposition de son corps, droit à la libre orientation sexuelle..., et plus largement le droit à l'expression de l'identité lesbienne n'est pas relayé par le mouvement féministe.


1. Vers un droit fondamental à la libre disposition de son corps ?


La reconnaissance de l'individualité par l'inscription du droit à l'orientation sexuelle ou au libre choix sexuel dans toutes les déclarations de droits constitue une revendication majeure du combat spécifique des lesbiennes. L'enjeu de la sexualité commande que le lesbianisme soit reconnu comme un désir, une sexualité et un amour à part entière, et non comme un simple fantasme érotique ! Au-delà de cette sexualité différente, c'est l'autonomie sexuelle de la femme et un point central du combat égalitaire qui sont en jeu: admettre l'existence d'une sexualité féminine autonome, indépendante de l'homme aboutirait fatalement à la remise en cause de la domination sexuelle de celui-ci.


Or, ce principe ne va pas de soi: aucun des grands textes de protection des droits de l'homme, internationaux comme nationaux, n'affirme ni ne protège un principe du droit au libre choix sexuel.


Lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes, tenue sous l'égide des Nations unies à Pékin du 4 au 15 septembre 1995, la reconnaissance de la liberté sexuelle des femmes a constitué un enjeu essentiel47 qui a divisé les participants, opposant les démocraties occidentales aux Etats traditionalistes et religieux. Après avoir accepté le principe de la reconnaissance des droits sexuels dans la plate-forme sur la santé48 , et mentionné l'orientation dans les obstacles à la jouissance des droits fondamentaux, toute référence à la sexualité fut retirée de la plate-forme finale, suite aux pressions des Etats religieux, malgré l'insistance des représentants de l'union européenne. Le Parlement européen fut la seule instance officielle à s'émouvoir de ce recul, en regrettant « que l'Union européenne ait accepté une déclaration finale des Nations unies qui ne fait aucune référence aux droits sexuels » et déplorant « le retrait de la plate-forme d'action du principe de protection contre toute discrimination fondée sur les tendances sexuelles49 ».


En France, si l'égalité entre homme et femme est le premier des principes proclamés par le préambule de la constitution de la IVe République (La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme), celui de la liberté sexuelle n'est nullement reconnu constitutionnellement.


Suite à une décision audacieuse du Conseil constitutionnel50 , les droits fondamentaux issus du préambule de la Constitution ont valeur constitutionnelle, les plaçant ainsi au sommet de la hiérarchie des normes juridiques. Désormais, toute loi votée par le Parlement qui ne respecte pas les droits issus des textes de 1789 ou de 1946, ou un principe fondamental défini par le Conseil constitutionnel encourt la censure du juge constitutionnel.


C'est donc le Conseil, qui depuis cette décision et au gré des saisines, peut définir de nouveaux principes qu'il élève au rang de principes fondamentaux; jusqu'à présent, aucune décision n'a consacré réellement le libre choix sexuel ou le droit à l'orientation sexuelle. Ainsi, en 197551 , lors de la saisine parlementaire consécutive au vote de la loi Veil sur l'avortement, il a affirmé dans le contexte politique houleux des débats que la loi ne portait atteinte ni au principe de liberté, ni à celui du respect de tout être humain, ni au droit pour l'enfant à la protection de sa santé. Cette décision a consacré de facto le droit pour la femme à la libre disposition de son corps, mais la motivation de la décision ne fait pas explicitement référence à cette notion, qui ne se voit pas consacrée comme principe fondamental protégé par la Constitution.


En 198152 , le Conseil a validé la discrimination pénale concernant la répression différente de l'acte impudique ou contre nature selon qu'il est hétérosexuel ou homosexuel (voir 1re partie). En estimant que la loi peut établir une différenciation valable entre « agissements de nature différente », le Conseil cautionnait ainsi la distinction entre actes homosexuels ou hétérosexuels.


2. La lutte contre les discriminations

Acquérir l'égalité de droit de tous les individus, quel que soit leur sexe ou leur orientation sexuelle, sans nier pour autant la différence entre les sexes ni remettre en cause la dualité sexuelle de la société est un fondement essentiel des luttes politiques des féministes et des lesbiennes. Des pans entiers du droit ont été bouleversés depuis une trentaine d'années afin que l'égalité proclamée par la loi devienne une réalité sociale.


L'abolition des discriminations sexistes

La lutte pour l'égalité dans la sphère privée s'est traduite par de profonds bouleversements du droit de la famille depuis une trentaine d'années sur lesquels on ne s'étendra pas ici: l'émancipation juridique de la femme mariée a été enfin consacrée (égalité dans les régimes matrimoniaux, suppression de la possibilité pour le mari de s'opposer à ce que sa femme exerce une activité professionnelle, définition de l'adultère mettant sur un pied d'égalité l'adultère du mari et celui de la femme, divorce par consentement mutuel, suppression progressive de la référence au « bon père de famille53 »héritée du code napoléonien...). Seul le divorce pour faute peut encore être considéré comme un instrument typique de protection de la femme: en permettant à la femme trompée d'obtenir le divorce et en lui octroyant de quoi subvenir à ses besoins par le mécanisme de la prestation compensatoire, qui fonctionne quasiment à sens unique (elle n'est qu'exceptionnellement attribuée on entretient l'idée de l'infériorité de la femme et donc la nécessité de la protéger. L'égalité de droits des parents vis-à-vis de leurs enfants a été acquise dans les années 70 suite au remplacement de la notion de puissance paternelle par celle d'autorité parentale, et depuis 1993, l'exercice de l'autorité parentale conjointe est devenu le principe en cas de séparation, même entre concubins (sous réserve de certaines conditions).



Le principe de l'égalité professionnelle

Le principe de l'égalité professionnelle hommes-femmes, posé par une directive européenne de 1976, a contraint le législateur à modifier la législation pour la rendre conforme au droit communautaire. Désormais, l'interdiction de discriminer dans la vie professionnelle selon le sexe, l'état de grossesse (article L. 122.25) ou les mœurs (article L. 122.45) est inscrit dans le code du travail aussi bien pour l'embauche, les sanctions ou licenciements et la rémunération. Pour un même travail, l'employeur est tenu d'assurer l'égalité de rémunération entre hommes et femmes, et en cas de litige, c'est à l'employeur d'apporter au juge les éléments de nature à justifier l'inégalité de rémunération; si un doute subsiste, il profite au salarié. Les offres d'emploi, sauf cas précis rigoureusement définis, ne peuvent faire figurer le sexe ou la situation familiale dans le profil du poste recherché. Le harcèlement sexuel fait l'objet d'une définition et d'une protection particulières (article L. 122.46), puisqu'il donne lieu à des sanctions pénales (un an d'emprisonnement et/ou une amende de 25 000 F).


La mise en œuvre de ces principes se heurte encore à de sérieuses difficultés: quelle victime de harcèlement osera porter plainte contre son supérieur, tant qu'elle fait partie de l'entreprise ? Comment prouver que le véritable motif du licenciement réside dans les mœurs de la salariée ? A ce jour, et en raison de ces difficultés, une seule décision faisant application du principe de discrimination selon l'orientation sexuelle a été rendue par la Cour de cassation54 .L'affaire concernait le licenciement d'un sacristain au motif de son homosexualité, considérée par l'église comme incompatible avec les principes de la foi catholique; l'argument fut rejeté par la Cour dès lors que ses agissements relevaient de sa vie privée et n'avaient pas causé de trouble au sein de l'établissement.


Les limites de la protection pénale

L'arsenal répressif anti-discrimination est apparu en 1972 lorsque fut posé pour la première fois le principe de l'interdiction des discriminations raciales et la possibilité de faire sanctionner de tels actes par la justice pénale. Depuis, la liste des discriminations reconnues a été considérablement étendue, pour englober « le sexe » ou « les mœurs » (article 225.1 du Code pénal). Selon l'article 225.2, la discrimination est passible de deux ans d'emprisonnement et de 200 000 F d'amende lorsqu'elle consiste à refuser la fourniture d'un bien ou d'un service, à entraver l'exercice d'une activité économique quelconque, refuser d'embaucher, sanctionner ou licencier une personne..., qu'elle soit l'œuvre d'une personne physique ou morale, privée ou publique (article 432.7 pour les discriminations commises par les administrations).


Si un tel texte constitue une avancée juridique incontestable, il montre d'emblée ses limites: le principe n'est pas reconnu constitutionnellement, il ne s'applique pas aux droits extra-patrimoniaux55 et sa mise en œuvre concrète se heurte à des difficultés de preuves quasi insurmontables, rendant la réalité de la protection quelque peu illusoire.

La définition même comporte des limites, puisque les propos injurieux non publics ne constituent pas dans une telle définition une discrimination. De tels propos relèvent de la notion pénale d'injures simples, la loi n'ayant pas aligné, comme en matière de discrimination, les injures raciales aux autres types d'injures; seules les premières sont sévèrement réprimées: se faire traiter de « salope» ou de « sale gouine »est passible de la sanction pénale la plus faible (contravention de 1re classe, 250 F d'amende, article R. 621-2 du Code pénal), alors que «sale juive » sera passible d'une contravention de la 4e classe. A l'heure où les propos des leaders du front national font vivement réagir les hautes sphères politiques sur l'amélioration du dispositif répressif, ne serait-il pas opportun d'étendre la protection contre les propos injurieux à toutes les situations définies par l'article 225.1 du Code pénal?


L'émergence de principes européens

Si les instruments internationaux de protection des droits de l'homme consacrent l'égalité entre hommes et femmes, leur valeur est en général d'ordre symbolique, sans possibilité de recours à l'encontre de l'État fautif. Seule la Cour européenne des droits de l'homme peut être saisie sur la base de la violation par un Etat membre du conseil de l'Europe des dispositions de la Convention européenne de Sauvegarde des droits de l'homme, et en particulier de son article 14 qui interdit les discriminations basées entre autres sur le sexe (cependant la Cour cautionne la différence de traitement entre homosexuels masculins et féminins-

 

voir Ire partie). De nombreuses résolutions émanant aussi bien du conseil de l'Europe que du Parlement européen ont réaffirmé constamment cette exigence d'égalité, montrant à quel point un tel principe ne constitue pas une évidence, même au sein des démocraties occidentales.


L'orientation sexuelle est une notion nouvelle qui commence à apparaître au titre des situations protégées contre les discriminations dans les instruments internationaux de protection des droits de l'homme. Plusieurs tentatives, dès 198156 d'amendement de la Convention européenne pour ajouter à la liste des discriminations définies à l'article 14 «l'orientation sexuelle» se sont révélées vaines. Un pas symbolique est franchi avec le traité d'Amsterdam adopté le 2 octobre 1997 par les Etats membres de l'Union européenne: en développant un volet sur les droits fondamentaux auquel figure l'orientation sexuelle (article 6 A du traité), la notion est pour la première fois consacrée par un texte supranational, même si le libre choix sexuel et la libre disposition de son corps n'y figurent pas. Cependant, avant qu'une telle disposition puisse acquérir valeur juridique, il faudra attendre d'une part la ratification du traité par les Etats membres et la transposition de cet article dans l'ordre juridique communautaire sous forme de directive ou de règlement. C'est seulement à ce moment que les Etats pratiquant des discriminations pourront être sanctionnés, sous réserve d'une décision du Conseil prise à l'unanimité, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen. La définition même de la discrimination pourrait évoluer vers une assimilation entre discrimination sexiste et sexuelle, suite à une affaire Grant57 , aujourd'hui pendante devant la Cour de justice des communautés européennes (CJCE). En l'occurrence, une employée d'une compagnie de chemins de fer britannique qui s'est vu refuser par son employeur les avantages accordés aux conjoints et concubins des employés au profit de sa compagne a formé un recours pour discrimination. Le tribunal compétent a sollicité l'avis de la CJCE pour savoir si la discrimination sur le sexe, interdite par l'article 119 du traité, englobe la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle de l'employé. Dans cette affaire, Mme Grant estime que la discrimination dont elle est victime doit s'analyser en une discrimination fondée sur le sexe, puisque c'est bien parce que sa partenaire est une femme que l'avantage lui est refusé. L'avocat général a suivi cette argumentation, estimant que « rien ne suggère que les droits et obligations découlant du traité CE, y compris le droit de ne pas être l'objet d'une discrimination fondée sur les sexes, ne devraient pas s'appliquer aux homosexuels (...). En conclusion, les avantages accordés dans les transports au bénéfice d'un cohabitant du sexe opposé à celui de l'agent, alors que ces avantages sont refusés au bénéfice d'un cohabitant du même sexe que l'agent, impliquent une discrimination fondée sur le sexe, qui est contraire à l'article 119 du traité CE, et cette discrimination précitée fondée sur le sexe ne peut être justifiée eu égard au fait que l'employeur souhaite avantager des couples hétérosexuels par rapport aux couples homosexuels ». Si la Cour fait sienne cette interprétation-

 

en pratique les juges de la Cour suivent souvent les conclusions de l'avocat général-

 

c'est tout un contentieux nouveau qui émergera, et une possibilité nouvelle de reconnaissance des droits des homosexuels, la discrimination sexuelle rejoignant ainsi la discrimination sexiste58 .


B - Une visibilité affirmée dans des combats parfois différents de ceux des gays


On pourrait penser qu'existe entre homosexuels des deux sexes une communauté de destin et d'intérêts, les combats des unes rejoignant ceux des autres. Si aujourd'hui, grâce aux fruits de la révolution féministe des années 70, les lesbiennes peuvent affirmer plus ouvertement leurs choix et revendications, ce n'est pas forcément sur le même terrain et dans le même esprit que les gays. Elles doivent se battre dans une société dominée encore par le modèle masculin, incarné ici par le « mouvement homosexuel », trop souvent perçu et réduit à sa seule composante masculine, et dans lequel il leur est difficile de se faire une place et d'être entendues, même si les jeunes générations de lesbiennes semblent se rapprocher davantage des gays que des féministes.


L'enjeu réside ainsi pour les lesbiennes dans l'acquisition d'une véritable visibilité sociale qui leur permette d'être reconnues de manière autonome et être traitées à égalité avec les gays. L'homosexualité n'est encore, dans le discours dominant, évoquée ou analysée qu'en référence à l'homosexualité masculine. Il suffit pour s'en convaincre d'ouvrir n'importe quel article ou dossier consacré à l'homosexualité par la presse générale: la question n'est abordée qu'à travers la « culture gay », le « marketing gay »59 ,les figures de la communauté gay... Des lesbiennes on ne parle point, si ce n'est pour en montrer une vision racoleuse qui les positionne toujours par rapport à l'homme: le journal VSD n'hésite pas à titrer en couverture de sujet sur les lesbiennes « les femmes qui n'aiment plus les hommes60 », «Puis » les femmes gays. Les dossiers consacrés rituellement par les différents hebdomadaires avant chaque lesbian & gay pride, et en particulier ceux de L'Evénement du Jeudi sont à ce titre caricaturaux: en 1996, la couverture montrait un stéréotype de mâle body-buildé digne des grandes heures des Village People et titrait « le pouvoir homo61 », le terme même de lesbienne n'étant cité que deux fois; en 1997, on parle de « la vague gay62 », la mixité du « phénomène homosexuel » s'exprimant à travers un malheureux témoignage. Dans le domaine scientifique, les études et recherches consacrées à l'homosexualité sont massivement centrées sur les gays63 :de la psychanalyse aux récents travaux génétiques de Simon Le Vay, qui aurait découvert un gène de l'homosexualité masculine, de l'anthropologie à la sociologie..., les écrits sur les femmes aimant d'autres femmes se font rares et sont alors, du moins en France, occultés. L'homosexuel devient la figure universelle de l'homosexualité, les lesbiennes en sont des expressions particulières, marginales64 .


Les enjeux des luttes homosexuelles, résultant d'une histoire différente, divergent ainsi selon le sexe: les lesbiennes centrent prioritairement leur action sur l'épanouissement individuel, alors que le militantisme gay converge vers la protection légale du couple. Dans la lutte pour la reconnaissance du lien unissant deux personnes de même sexe, la parole des lesbiennes est quasiment inexistante, comme si cet enjeu du couple n'était pas aussi essentiel. En revanche, la protection de la famille, et notamment l'accès pour toutes les femmes aux techniques de procréation médicalement assistée, constitue une préoccupation principale des lesbiennes.


1. L'enjeu du couple

L'urgence de protéger le lien amoureux unissant deux personnes de même sexe est indéniablement liée à l'épidémie de sida, qui a mis en lumière de façon dramatique les conséquences du vide juridique actuel et fait de la reconnaissance du couple le nouvel enjeu de la lutte des gays pour l'égalité: compagnon exclu de la chambre d'hôpital ou des funérailles car ne faisant pas partie des proches, exclusion du logement commun si le bail était au nom du défunt, spoliation des biens communs par la famille en l'absence de testament... la liste est longue et malheureusement toujours d'actualité.


La Cour de cassation, en définissant en 198965 , l'union hors mariage comme l'union calquée sur le mariage, en a strictement limité les effets juridiques aux seuls concubins hétérosexuels, légitimant ainsi toutes les discriminations dont sont victimes les couples de même sexe (pas de droit au transfert de bail, possibilités d'affiliation à la sécurité sociale discriminatoires, refus de certains avantages fiscaux, exclusion des avantages issus du droit au travail sauf exception, difficultés pour se faire admettre comme proche face à la maladie ou au décès...).


Cet enjeu du couple, centré sur la réalité du couple souffrant, atteint par la maladie, affaibli et que le droit doit protéger, ne serait pas celui des femmes homosexuelles: moins touchées par le VIH et les situations extrêmes d'exclusion que le sida génère, ayant tiré les leçons de l'histoire qui a fait du couple et du mariage l'institution de la mise en tutelle des femmes et de la négation de l'individualité, les lesbiennes ont-elles collectivement le même intérêt à voir le lien de couple homosexuel institutionnalisé ? Leur conception du couple et la reconnaissance juridique et sociale de celui-ci s'inscrivent-elles dans la même perspective que les gays ?


Veulent-elles que leur lien affectif soit reconnu par une réforme législative dont l'enjeu se limiterait au concubinage ou souhaitent-elles aller plus loin dans la voie de la reconnaissance par l'inscription du lien dans un statut juridique consacrant la solennité de l'engagement ?


De cette question découlent trois possibilités pour inscrire juridiquement le couple formé par deux personnes de même sexe, la revendication d'un statut spécifique aux couples de même sexe étant quasiment absente du débat français, au nom du principe républicain de l'intégration par l'universalisme opposée à cette vision «communautariste ».


Le concubinage

Au-delà de ces discriminations spécifiques aux couples de même sexe, les droits reconnus aux concubins sont extrêmement limités et inadaptés à la réalité sociale d'aujourd'hui. Parce que le concubinage est une situation de pur fait, peu de droits en découlent: aucun droit successoral n'est reconnu, et même si un testament a été établi en faveur du concubin, l'héritage est taxé à 60 %; le concubin étranger ne bénéficie d'aucun droit de séjour du fait


de sa situation et ne peut être admis en France au titre du regroupement familial, pour ne citer que les situations les plus délicates. Deux millions de couples sont ainsi concernés, et on ne peut plus, comme l'affirmait Napoléon, soutenir que « les concubins se désintéressent de la loi, la loi se désintéresse d'eux ».


L'objectif réside alors dans l'obtention d'une définition légale englobant les concubins de même sexe dont découleraient certains droits élémentaires, tout en restant dans une situation de fait exclusive de tout statut formel, l'essence et l'intérêt du concubinage résultant de sa souplesse et de la liberté des partenaires. Seule une telle définition est susceptible de mettre un terme rapidement-

 

et sans attendre un revirement aléatoire-

 

à la jurisprudence homophobe de la Cour de cassation, seul obstacle à la reconnaissance du lien amoureux entre deux personnes de même sexe qui partagent leur vie. L'absence de statut formel enfermant les partenaires dans un système de droits et d'obligations, la liberté de rupture semblent correspondre aux exigences des lesbiennes qui ont combattu dans les mouvements féministes la perte d'identité et d'autonomie de l'individu générée par l'institution du mariage. Cette revendication minimale semble aujourd'hui faire l'unanimité au sein des différentes composantes, tant masculines que féminines, du « mouvement homosexuel », même si de nombreuses voix ne s'en contentent pas et souhaitent voir reconnue la possibilité d'institutionnalisation du lien les unissant.


Le contrat d'union sociale66

Apparue au début des années 9O, l'idée de permettre à deux personnes vivant ensemble indépendamment de leur sexe et/ou orientation sexuelle est née suite au développement de la pandémie de sida, véritable révélateur du vide juridique existant et de l'urgence de protéger le compagnon, en cas d'hospitalisation et de décès de son partenaire. Des raisons évidentes de stratégie et d'opportunité politique ont amené les militants de cette cause à réclamer un statut universel, inscrit dans la tradition républicaine française et applicable à des situations aussi diverses que celle des couples homosexuels, des concubins hétérosexuels, des frères et sœurs, des personnes âgées, des religieux...


En étant accessible à toutes les «paires » ayant un projet commun de vie, que ce projet comporte ou non une dimension amoureuse (sauf certaines exclusions familiales), la reconnaissance du lien affectif entre deux personnes de même sexe se trouve ainsi diluée dans un magma qui assimile dans un même statut les couples hétérosexuels et homosexuels aux cohabitants, aux personnes âgées ou toute autre « paire » soucieuse de créer une solidarité. C'est de la manifestation expresse de volonté des parties, empreinte d'une solennité certaine (enregistrement devant un officier d'état civil), que découlent les droits et obligations des contractants, aussi bien entre eux que vis-à-vis des tiers. Ces effets sont tous calqués sur le mariage, dont ce contrat se rapproche au point que certains analystes y voient un « quasi mariage », sauf en matière de procréation, la prudence face à un tel enjeu commandant le mutisme complet.


Ce contrat est devenu aujourd'hui l'emblème du combat des gays pour la reconnaissance de leur couple, et la revendication d'un tel statut constitue une spécificité française, que seule la Belgique semble vouloir imiter. La place des femmes dans cette mobilisation reste très marginale: si Elisabeth Badinter s'est dès 1992 engagée en faveur du contrat d'union civile, projet « qui reconnaît, sans discrimination, les mêmes droits aux couples homosexuels et hétérosexuels67 », elle restera isolée au sein des intellectuelles; aucune féministe de renom ne s'est investie dans cette lutte, et les voix des associations lesbiennes sont restées très discrètes et timides autour d'un projet, certes soutenu, mais loin d'être défendu avec l'ardeur des gays. Les débats mouvementés et passionnés qu'a suscités ce projet sont l'apanage quasi exclusif des mouvements gays et des intellectuels masculins68 . Cette distance des femmes (homosexuelles ou non) serait-elle révélatrice d'une divergence essentielle, liée aux acquis de l'histoire, quant aux objectifs poursuivis ? Les femmes hétérosexuelles ont-elles un quelconque intérêt à l'adoption du CUS ? Les femmes, plus particulièrement exposées et vulnérables en cas de rupture du lien marital ou de concubinage ont beaucoup à perdre dans ce cadre moins contraignant que l'institution du mariage: l'absence de protection du plus faible (la femme dans la grande majorité des cas), l'inexistence de mécanismes compensant la baisse de revenus consécutive à la dissolution risquent de renforcer la précarité des femmes délaissées. L'institution d'un nouveau cadre juridique serait susceptible de renforcer la confusion entre les différentes situations de couple, leur nature et conséquences juridiques, les femmes étant dans l'ensemble très mal informées de leurs droits69 , Dans cette perspective, les lesbiennes féministes, qui ont obtenu de se libérer de l'entrave du couple pour être enfin reconnues comme sujet de droit autonome percevraient cette forme d'institutionnalisation comme un retour en arrière.


Le mariage

Le droit au mariage, assorti de toutes les conséquences en matière de procréation, constitue la revendication ultime de ce combat égalitaire qui semble émerger ces derniers mois, notamment suite aux prises de position de AIDES70 , Act Up ou le Centre Gay et Lesbien en sa faveur.


La conception universaliste des droits de l'homme, parmi lesquels le droit de se marier avec la personne de son choix constitue selon Hannah Arendt71 , l'un des droits politiques les plus fondamentaux dans une société libérale, commande de ne pas faire de discrimination en ouvrant l'institution du mariage civil, laïque et républicain aux couples de même sexe. Une telle évolution parachèverait la conquête de l'égalité de droits après l'ouverture de l'institution maritale aux non-catholiques en 1792, et l'autorisation des mariages mixtes en 1833.


Le mariage ayant été historiquement l'institution d'enfermement des femmes dans une situation d'infériorité et de dépendance par excellence, les lesbiennes peuvent-elles s'associer à une telle revendication ? Le mariage risquerait de générer ou renforcer au sein des couples de femmes l'éventuelle dépendance matérielle de l'une par rapport à l'autre. La question est aujourd'hui en débat au sein des différentes associations membres de la coordination lesbienne nationale, et l'idée de revendiquer le droit au mariage ne fait pas l'unanimité au sein du mouvement lesbien. Un clivage générationnel semble émerger, opposant les lesbiennes issues des mouvements féministes culturellement et politiquement contre le mariage, pour qui le couple lesbien doit remettre en cause l'organisation sociale et l'institution maritale et les plus jeunes; ces dernières, nées après les combats pour l'acquisition de l'égalité de droits, nourries d'un certain idéal égalitaire et de l'abolition de la différence des sexes revendiquée par les gays ne peuvent que soutenir l'égalité parfaite de droits avec les hétérosexuels.


2. L'enjeu de la famille

Le droit à la vie familiale

Se révéler homosexuelle ne signifie pas pour autant ne pas désirer être mère, fonder une famille et élever des enfants, même si les corps social et judiciaire sont très réticents sur une question encore taboue. On a pu voir (cf. b. qu'en cas de conflit entre les parents, et même si les mères lesbiennes sont moins discriminées par la pratique judiciaire que les pères gays, toutes les décisions ne leur sont pas favorables. Des mères se voient encore retirer leurs enfants du seul fait de leur homosexualité comme si la vie affective et sexuelle de la mère la rendait inapte, indigne d'éduquer et d'élever ses enfants. L'orientation sexuelle doit être sans conséquence sur l'exercice des droits des mères lesbiennes sur leurs enfants en cas de divorce (autorité parentale, fixation de la résidence de l'enfant chez sa mère...).
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La compagne de la mère ne bénéficie, quel que soit le cas de figure, d'aucun droit, ni d'obligation, vis-à-vis d'enfants qu'elle élève, alors que ceux-ci sont parfois issus du désir commun de ce couple: elle ne peut adopter cet enfant, même si la filiation n'est établie qu'unilatéralement, ni le reconnaître, ni bénéficier de l'autorité parentale. Est-il normal qu'en cas de décès de la mère biologique, cette mère affective soit considérée comme une étrangère ? Sur cette question, les positions sont extrêmement variées, allant du renoncement à la procréation à la revendication d'un droit à l'adoption par le couple créant une filiation unisexuée sur deux lignes maternelles, en établissant la filiation de l'enfant à l'égard de ses deux mères de manière identique. Au minimum, un statut juridique de « beau-parent » créateur de droits et d'obligations au profit de la compagne de la mère pourrait être obtenu; une telle revendication n'est pas spécifiquement homosexuelle, et concerne de nombreuses familles hétérosexuelles recomposées, concernées de la même manière par le vide juridique actuel. Un mouvement important parmi les juristes et sociologues relaye une telle idée qui aboutirait à créer des droits (exercice conjoint de l'autorité parentale, droits en cas de décès de la mère...) et obligations (obligation alimentaire...) au profit du beau-parent, indépendamment de son orientation sexuelle.


Les droits des célibataires

L'inégalité juridique, hier au détriment de la femme mariée, frappée d'incapacité juridique totale, s'exerce aujourd'hui à l'encontre de la femme célibataire, en particulier lorsqu'il s'agit de reconnaître le droit d'accès des célibataires aux techniques de procréation médicalement assistée (PMA) et à l'adoption.


Dans les deux cas, il s'agit de créer une filiation pour partie fictive, avec une nuance d'importance: dans un cas, l'enfant est artificiellement fabriqué, et le législateur encadre alors les conditions permettant d'avoir accès à ces techniques, selon les critères qu'il détermine. Dans l'autre, il s'agit de donner un ou des parents à un enfant déjà né, et non l'inverse. La philosophie générale qui découle de ces mécanismes est de faire valoir le droit de l'enfant à l'épanouissement, selon des critères déterminés par ceux qui font les textes et les appliquent au quotidien, le concept de « droit à l'enfant » n'ayant aucune existence juridique. Les textes de base applicables à ces deux mécanismes sont contradictoires, quant à leur champ d'application: la réforme de l'adoption de 1966, en autorisant l'adoption par une personne célibataire, a apporté une innovation considérable, en consacrant la famille monoparentale bien avant que cette forme de famille ne devienne une véritable réalité sociale. Près de 30 ans plus tard, la loi bioéthique du 29 juillet 199472 , en encadrant strictement le champ d'application des techniques de PMA aux seuls couples hétérosexuels et stériles (article L.152-2 du Code de la santé publique) marque un retour en arrière sensible. La loi française, qui encadre ces nouvelles technologies a émis de nombreuses restrictions, rendant impossible l'accomplissement de ce projet parental, par unie homosexuel/le, seul/e ou en couple. En effet, les techniques de PMA doivent répondre à la demande parentale d'un couple; la loi précise que « l'homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer, mariés ou en mesure d'apporter la preuve d'une vie commune d'au moins deux ans ». En limitant le champ d'application aux seuls couples hétérosexuels, la loi exclut toute demande émanant d'une célibataire, et à fortiori d'un couple de femmes: « Les demandes de convenances personnelles s'écartant du domaine médical pour entrer dans le champ social sont donc déclarées non conformes, ni à l'esprit des méthodes, ni à l'objectif médical, ni à l'idée que la société peut se faire de son intervention dans un semblable domaine73 . » Outre ces considérations d'ordre moral qui ont pu dicter ce choix ou l'interprétation sous jacente de l'intérêt de l'enfant, la finalité de l'ensemble de la PMA semble expliquer l'exclusion des célibataires et des couples homosexuels. En effet, ces techniques ne peuvent être utilisées qu'en cas d'infertilité pathologique médicalement constatée, ou pour éviter la transmission à l'enfant d'une maladie d'une particulière gravité. Ainsi, toujours selon le rapport Mattei « dans la mesure du possible, un enfant doit avoir un père et une mère, ni plus ni moins, il ne semble pas qu'elle (la société) puisse avaliser la pratique de l'IAD pour des femmes seules ou pour des couples de femmes homosexuelles ».


Il en résulte que l'insémination avec tiers donneur est interdite en France aux femmes célibataires, et donc aux lesbiennes. On touche ici à des choix de sociétés qui ne sont pas partagés par l'ensemble des pays occidentaux, et certains Etats permettent aux femmes célibataires, et donc aux lesbiennes de bénéficier de ces méthodes: la Grande-Bretagne l'autorise sous réserve de circonstances exceptionnelles; aux Pays-Bas ou en Espagne, l'insémination artificielle de lesbiennes célibataires avec donneur est légale; au Canada, la législation adoptée en Ontario précise que « l'exclusion des célibataires serait contraire au principe constitutionnel de non-discrimination74 ».


L'accès à ces techniques pour les femmes célibataires, indépendamment de leur orientation sexuelle, s'inscrit ainsi dans le prolongement des combats pour la liberté et la maîtrise de la procréation par la femme, constituant une revendication fédératrice de l'ensemble du mouvement lesbien.


La réforme de 1966 ayant permis l'adoption unilatérale constitue indéniablement une révolution juridique: la famille monoparentale était reconnue par le droit qui, une fois n'est pas coutume en matière de mœurs, anticipait l'évolution de la société. L'esprit autant que la lettre de la loi permettent la création du lien juridique sur une seule lignée, quel que soit le statut ou les mœurs (la loi étant muette sur ce point), dès lors que le demandeur remplit les critères légaux d'épanouissement de l'enfant.

Cependant, plusieurs obstacles rendent en pratique difficile l'adoption d'enfant par une célibataire: le nombre d'enfants juridiquement adoptables est nettement inférieur au nombre de candidats, et l'administration privilégie les demandes émanant de couples hétérosexuels présentant une stabilité affective, sociale et financière, en raison de l'intérêt supérieur de l'enfant qui commande, selon cette logique, qu'il ait deux parents, plutôt qu'un. Les tendances homosexuelles du demandeur peuvent, selon une jurisprudence récente, motiver légalement le refus de l'agrément préalable obligatoire dans toute procédure d'adoption. Le Conseil d'État, dans une décision de principe du 9 octobre 199675 , a validé, par une argumentation plus empreinte de préjugés homophobes que de considérations d'ordre strictement juridique le refus d'agrément, risquant de compromettre à l'avenir toute tentative d'adoption par une personne homosexuelle. Cette décision concernait un homosexuel célibataire masculin; I'administration et les juges étant plus enclins à confier un enfant en adoption plénière à une célibataire de sexe féminin, restait à savoir si une telle solution serait transposable à la demande d'une lesbienne. C'est chose faite depuis un arrêt du 12 février 199776 dans lequel le Conseil a repris exactement la même argumentation, estimant que la requérante, « eu égard à ses choix de vie et malgré des qualités humaines et éducatives certaines, ne présentait pas de garanties suffisantes sur les plans familial, éducatif et psychologique pour accueillir un enfant adopté ».


L'absence de symétrie entre les préjugés, le discours et les modalités de l'oppression des homosexuels des deux sexes est révélatrice de la hiérarchie entre les sexes77 .

A l'encontre des homosexuels masculins s'est construit un discours répressif afin, pensait-on, d'éradiquer un fléau susceptible de mettre en danger les adolescents. Mais l'identité d'homme n'est pas pour autant contestée: l'homosexuel reste un homme, souvent plus solidaire à ce titre des autres hommes que des lesbiennes. La valorisation culturelle de l'amitié virile autant que l'existence même de la répression ont contribué à la construction d'une identité collective de victimes, préalable à la révolte et la structuration des mouvements gays qui ont permis de mettre un terme à la répression.


Les lesbiennes, ignorées de ces mécanismes au nom de la négation de la femme en tant qu'être de désir, ont souffert-

 

et souffrent encore-

 

d'une absence de repères, de modèles culturels indispensables à l'appropriation de leur propre histoire et la construction de leur identité: occultées, ignorées comme sujet de droit, d'histoire, de culture..., socialement invisibles et réduites au silence, elles n'ont pu fonder une forme de socialité collective que dans le cadre des salons puis du féminisme, seuls lieux de valorisation des femmes.


Ni criminelles, ni déviantes, ni victimes, qui sont-elles alors ? Le déni qui les frappe ne fait que refléter l'oppression du silence dont ont été victimes les femmes. L'impératif d'égalité hommes-femmes, le tabou et le poids du secret autour de leurs mœurs ont longtemps commandé de n'agir que pour la réalisation de cet objectif. Aujourd'hui encore, beaucoup de lesbiennes s'abritent derrière le non-dit: peur de l'incompréhension, des railleries, du rejet ou même de l'agression78 constituent autant de raisons pour se confiner dans le secret, même si elles sont de plus en plus nombreuses à sortir de ce carcan pour affirmer leurs choix de vie, leurs désirs et leur visibilité.

Le droit peut-il constituer un vecteur pour améliorer la visibilité générale des lesbiennes? Etre visibles dans le droit ne signifie sûrement pas revendiquer des droits propres (telle l'insémination artificielle pour les lesbiennes) qui aboutiraient à la mise en place d'un modèle communautaire, où les droits seraient déterminés selon l'appartenance ou non à telle catégorie, mais permettre, par la prise en compte de la différence et du respect de l'individu, de faire progresser l'idéal des « droits de l'être humain ». Ce qui interroge la notion même d'universalisme de ces droits issue de la tradition républicaine française: la conception faisant du sujet de ces droits un être abstrait et asexué a généré un piège pour la démocratie, autorisant l'oppression et entretenu, entre autres, et au nom de cette abstraction, l'incapacité juridique de la femme mariée. A cet égard, le courant féministe pour la parité révèle les paradoxes de l'universalisme79 en décortiquant cette négation de l'individualité de la femme. Parce qu'il constitue un déni-

 

déni de la différence des sexes qui implique une généralisation du modèle des droits de l'individu de sexe masculin-

 

, et une dénégation: ne pas reconnaître qu'il y a des hommes et des femmes est une manière de ne pas reconnaître qu'il peut y avoir des discriminations, ce modèle doit Être remis en cause.


Dans cette optique, la visibilité des lesbiennes, centrée sur l'autonomie de l'individu, le respect de ses choix de vie et de ses désirs ne peut que faire progresser l'Etat de droit vers une universalité véritable, respectueuse et intégratrice de toutes les différences.
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Marianne SCHULZ





1 Voir John BOSWELL, Les unions du même sexe dans l'Europe antique et médievale ; Fayard, 1994

2 Voir Marie-Jo BONNET, Les relations amoureuses entre les femmes, XVIème XXème siècle, Odile Jacob 1995

3 Voir Marie-Jo Bonnet, De l'émancipation amoureuse desfemmes: lesbiennes et féministes au xxe siécle; article dans le même numéro.

4 Bernard Sergent, L'homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Payot, 1986.

5 Le terme, introduit au XVIe siècle pour désigner les femmes homosexuelles perdurera jusqu'au XIXe . Définie comme terme qu'on évite d'employer. Femme qui abuse de son sexe avec une autre femme (Littré), ou celle dont le clitoris a pris un développement exagéré et qui abuse de son sexe (Larousse du XIXe siècle, 1876), le terme retenu constitue en lui-même une négation de la nature de la sexualité entre femmes qu'il ne définit que par l'interdit, la difformité physique et la condamnation morale sous-jacente...

6 Cité par Robert Badinter, garde des Sceaux, lors du débat parlementaire sur l'abrogation de l'alinéa 2 de 1'article 331 du Code pénal; Journal Officiel, Assemblée nationale, 2e séance du 20 décembre 1981, p. 5371.

7 Marie-Jo Bonnet, Les relations amoureuses entre les femmes, p.94.

8 Jean Danet, Discours juridique et perversions sexuelles; Centre de recherche politique, Université de Nantes, faculté de droit et des sciences politiques, volume 6, 1977.

9 Marie-Jo Bonnet, op. cit., p. 274 et s.

10 Marie-Jo Bonnet, op. cit., p. 289 et s.

11 Voir la biographie de Simone de Beauvoir par Deirdre Bair, Fayard, 1991, p. 320-321.

12 Loi no 60-773 du 30 juillet 1960.

13 Propos du député Mirguet, Journal Officiel, débats parlementaires, Assemblée nationale 19 juillet 1960, p.1981.

14 Ce délit fut supprimé par la loi n° 80-1041 du 23 décembre 1980.

15 Décision 127 DC des 19 et 20 janvier 1981, les grandes décisions du Conseil constitutionnel.

16 Sur l'analyse du mouvement homosexuel français depuis 1968, voir Frédéric Martel, Le rose et le noir, Seuil, 1996.

17 Journal Officiel, débats parlementaires, Assemblée nationale, 2e séance du 20 décembre 1982, 5373.

18 Loi n°82-683 du 4 août 1982 ayant abrogé l'alinéa 2 de 1'article 331 du Code pénal qui sanctionnait pénalement quiconque aura commis un acte contre nature avec un mineur du même sexe .

19 Rapport du Sénat n° 314 annexé au procès-verbal de la séance du 4 mai 1982, fait par M. Etienne Dailly, p. 7.

20 Journal Officiel, débats parlementaires, Assemblée nationale, 2e séance du 20 décembre 1981, 5377.

21 Journal Officiel, débats parlementaires, Sénat, séance du 8 juillet 1982, 3529.

22 Journal Officiel, débats parlementaires, Sénat, séance du 8 mai 982, 1632.

23 Cité par Flora Leroy-Forgeot, in Histoire juridique de l'homosexualité en Europe, coll. Médecine et société , PUF, 1997, p.91.

24 Cité par Jean Danet, op. cit., p. 57.

25 Psychopatia sexualis, cité par Jean Danet, op. cit., p. 66.

26 Avis présenté par la commission des affaires juridiques, rapporteur M. Berrier, 22 septembre 1981, doc. 4477. Recommandation 924 ( 1981) adoptée le 1er octobre 1981.

27 Requête n° 7215/75 affaire X contre Royaume-Uni.

28 Requête n° 5935/72 concernant l'ancienne législation allemande qui pénalisait les seules relations entre hommes.

29 Sur la jurisprudence de la cour, voir Emmanuel Spiry, homosexualité et droit international des droits de l'homme Vers une nouvelle donne en Europe ? Revue trimestrielle des droits de l'homme (1996), p.45-66.

30 L'homosexualité peut être invoquée dans le cadre du divorce sur demande de l'un acceptée par l'autre, le demandeur devant faire état, selon l'article 233 du Code civil, de faits, procédant de l'un et de l'autre, qui rendent intolérable le maintien de la vie commune .

31 Cité par Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Hommes/Femmes l'introuvable égalité , Editions de l'Atelier, 1996, p. 123.

32 Chambre civile 2, 10 ma 1991, Pourvoi n°90-11.271 (décision non publiée).

33 Chambre civile 2,7 février 1990, Pourvoi n°88-19.894 (décision non publiée).

34 Bordeaux, chambre 6,10 avril 1996; Juris data n° 044067.

35 Poitiers, chambre civile section 1, 23 avril 1986; Juris data n° 044882.

36 Sur un total de 35 décisions émanant principalement de cours d'appel relevées sur bases de données depuis 1982 (Juris data et européenne de données).

37 Ainsi, la cour d'appel de Rennes a pu juger que les relations homosexuelles du père sont immorales et incompatibles avec l'exercice de l'autorité parentale sur de jeunes mineurs; tout droit d'hébergement est refusé au père, car il convient d'éviter aux jeunes enfants tout risque inutile en les plaçant dans des situations qui peuvent gravement les perturber (Rennes, ch. 6 sect. 1, 27 septembre 1989; Juris data no 048660). Dans le même sens, un père ne saurait imposer à sa fille adolescente ses goûts et ses amis dans le domaine très particulier de la vie affective et sexuelle à un âge où les traumatismes psychiques peuvent avoir des conséquences déterminantes pour l'avenir de celle-ci. Tout droit d'hébergement est refusé au père, au motif que sa fille se déclare choquée par son mode de vie (Montpellier, ch. 1, 7 juillet 1982; Juris data n° 000935). Enfin, le droit de visite doit être suspendu en raison de la fréquentation par le père des milieux homosexuels et de son comportement perturbé qui présente un danger pour les enfants (Bordeaux, ch. 6, 2 mai 1984; Juris data n° 041226).

38 Paris, ch. 1, 16 décembre 1984; Juris data no 027831. TGI Lyon, 14 février 1996; décision inédite.

39 Voir note précédente.

40 Dès lors qu'aucun élément ne permet de conclure que l'enfant est perturbé par la vie menée par sa mère qui vit en concubinage avec une autre femme, I'autorité parentale de l'enfant naturel doit être intégralement dévolue à la mère (Nîmes, ch. 12, 24 septembre 1992; Juris data n°030213); la liaison homosexuelle de la mère n'apparaît pas en l'état représenter un danger psychoaffectif pour le développement des enfants (Angers, ch. 1B, 25 juillet 1995; Juris data no 050122).

41 Respectivement: TGI Lyon, 14 février 1996; décision inédite. Angers, ch. 1B, 22 mai 1996; Juris data n° 047048. Paris, ch. 14 sect. C, 8 novembre 1984; Juris data n° 027450.

42 Respectivement Caen, ch. CIV. 3, 24 juin 1993; Juris data no 050553 et Paris, ch. supplémentaire, 10 mars 1987; Juris data no 020906.

43 Voir notamment: Rennes, ch. 6, sect. 1, 31 octobre 1990; Juris data n° 052060. Nîmes, ch. 22, 15 juillet 1992; Juris data no 030226. Bordeaux, ch. 6, 19 décembre 1995; Juris data n° 050415.

44 Voir Marie-Jo Bonnet, op. cit., note 3.

45 Geneviéve Pastre, Culture lesbienne, culture ou politique; politique lesbienne; réseau femmes ruptures, n° 161, juillet 1996.

46Voir Choisir la cause des femmes: viol, le procès d'Aix (avec un texte inédit de Gisèle Halimi: le crime), coll. Idées , Gallimard, 1978.

47 Marie-Jo Bonnet, La liberté sexuelle des femmes en question... à Pékin, Actes des assises des droits des femmes, à paraître.

48 «les droits fondamentaux des femmes comprennent le droit d'être maîtresses de leur sexualité, y compris de leur santé en matière de sexualité et de procréation, sans aucune contrainte, discrimination ou violence, et de prendre librement et de manière responsable des décisions en ce domaine » document A/CONF.177/20, p. 47.

49 Résolution sur la quatrième conférence mondiale de la Femme à Pékin: égalité, développement et paix du 21 septembre 1995; JOCE n° C 269/147 du 16 octobre 1995.

50 Décision 44 DC du 16 juillet 1971.

51 Décision 54 DC du 15 janvier 1975; les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Sirey.

52 Décision 127 DC des 19 et 20 janvier 1981; les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Sirey.

53 A laquelle on trouve encore référence dans l'article 1728 du Code civil sur le contrat de louage, qui fait obligation au preneur d'user de la chose en bon père de famille.

54 Cass. soc. 17 avril 1991; Droit social 91, p. 485 note Savatier; Dalloz 90 IR, p. 125; JCP 91 JP no 21724 note Sériaux; GP 91-2, p. 474 note Echappé.

55 Ainsi le refus de fixer la résidence d'un enfant chez sa mère lesbienne ou le refus d'agrément d'adoption au motif de l'homosexualité de la requérante ne constituent pas des discriminations passibles de sanctions pénales.

56 Un projet de recommandation de la commission des questions sociales et de la santé de l'Assemblée du conseil de l'Europe (doc. 4755) proposait ainsi d'amender l'article 14 de la Convention européenne en ajoutant à la liste des discriminations interdites la notion de « penchant sexuel », mais cet amendement n'a pas été retenu lors de l'adoption définitive de la recommandation, le 1er octobre 1981.

57 Affaire C-249/96 Lisa Jacqueline Grant contre South-West Trains Ltd, conclusions de l'avocat général Michael B. Elmer, 30 septembre 1997.

58 L'arrêt a été rendu le 17 février 1998 et la Cour n'a pas suivi les conclusions de l'avocat général, estimant que « le refus par l'employeur d'octroyer une réduction (...) en faveur de la personne de même sexe avec laquelle un travailleur entretient une relation stable (...) ne constitue pas une discrimination prohibée par l'article 119 du traité CE (...) ».

59 Différentes études montrent que le pouvoir d'achat des gays est nettement supérieur à celui des ménages hétérosexuels, et leurs habitudes de consommations en font les cibles privilégiées des annonceurs; les lesbiennes sont en revanche ignorées, leur pouvoir d'achat étant probablement beaucoup plus faible, du fait de l'écart de revenu entre hommes et femmes (cet écart est d'environ 1/4, mais varie selon le niveau de qualification).

60 VSD n° 867 du 14 avril 1994.

61 L'Evénement du Jeudi, 20 juin 1996.

62 L'Evénement du Jeudi, 26 juin 1997.

63 Voir en particulier l'ouvrage précité de Flora Leroy-Forgeot; l'auteur n'évoque que le traitement juridique de l'homosexualité masculine, à la fois quant à sa représentation et sa répression dans l'histoire, depuis l'antiquité grecque jusqu'à sa médicalisation au XIXe siècle.

64 Françoise Guillemaut, « Images invisibles: les lesbiennes », in La peur de l'autre en soi, du sexisme à l'homophobie, ouvrage sous la direction de Daniel Welzer-Lang, Pierre Dutoy et Michel Dorais; VLB éditeur, 1994, p. 228.

65 Cass. soc. I I juillet 1989, JCP 1990, II, no 21553, note Meunier; Dalloz 1990, II, p.582, note Malaurie; Revue de droit sanitaire et social, 1990, p. 116, note Harichaux; Conclusions Dorwling Carter, rapport de la Cour de cassation 1989, La documentation française, p. 85. Cette définition hétérosexuelle a été confirmée par un arrêt de la 3e chambre civile du 17 décembre 1997, malgré des conclusions opposées de l'avocat général, voir Dalloz 1998, jurisprudence p. 111, note Aubert.

66 Pour une analyse du contrat d'union sociale, voir Jean-Paul Branlard, « L'Homosexualité, le concubinage et le contrat d'union civile », Les petites affiches, 10 août 1994, n°95, p. 8-16. François Courtray, Normes sociales, droit et homosexualité, thèse pour le doctorat en droit, faculté de droit et de science politique d'Aix Marseille 1996 (disponible sur le site du Séminaire gai; Jean-Marc Florand et Karim Achoui, « Vers un nouveau modèle d'organisation familiale, le contrat d'union civile », Les petites Affiches, 9 avril 1993, p. I I et s. Caroline Mécary et Géraud de La Pradelle, op. cit., p. 113 et s. Marianne Schulz, «Contrat d'union sociale: éléments pour un débat », Esprit, octobre 1997. Irène Théry, « Le contrat d'union sociale en question », Esprit, octobre 1997. Jean-Loup Vivier, « Le contrat d'union civile et sociale, ou l'autre mariage », La vie judiciaire, 28 septembre 1997.

67 Entretien donné à Libération, 23 avril 1992.

68 Voir par exemple la revue Ex Aequo, juin 1997, qui consacre son forum au thème « communautarisme ou républicanisme».

69 Selon le Service des Droits des Femmes, souvent confronté à des situations de détresse générées par la méconnaissance du droit de la famille (entretien de l'auteur avec Fériel Kachoukh, juriste du Service).

70 Voir le rapport « Vers la reconnaissance des couples de même sexe », analyse et propositions de AIDES, AIDES Fédération nationale, 2e édition, décembre 1997.

71 Cité dans Courrier international du 23 mai 1996.

72 Loi n° 94 654 relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal.

73 J.-F. Mattei, La vie en questions: pour une éthique biomédicale, rapport au Premier ministre, La Documentation française, 1994, p. 86.

74 Cité in Sciences de la vie, de l'éthique au droit, étude du Conseil d'Etat notes et études documentaires, La Documentation française, no 4855.

75 Voir les conclusions de Mme Mangue, in JCP, 1997, II, jurisprudence n°22766. Commentaires de cette décision in Dalloz 1997, JP, p. 117, note Malaurie et Le quotidien juridique, no 3 du 9 janvier 1997, p. 4. Daniel Borrillo et Thierry Pitois, adoption et homosexualité: analyse critique de l'arrêt du Conseil d'Etat du 9 octobre 1996, in « Homosexualités et droit: de la tolérance sociale à la reconnaissance juridique ». Ouvrage collectif sous la direction de Daniel Borrillo, PUF (à paraître en 1998). Tribunal administratif de Paris, 25 janvier 1995; Dalloz, 1995, JP, p. 647. Les petites affiches, 30 juin 1995, n° 78, p. 20. Revue de droit sanitaire et social 31 (4), octobre 1995, p. 827

76 Revue française de droit administratif, 13 (2), mars-avr. 1997.

77 Sur cette problématique, voir l'article de Françoise Guillemaut, op. cit.

78 La seule décision de la Cour de cassation en matière pénale impliquant une homosexuelle concerne le viol d'une lesbienne handicapée par un bras cassé et plâtré par deux hommes qui avaient l'intention de « se faire une homosexuelle »; crim. 24 mars 1992 (ni 92 80092).

79 Voir en particulier les travaux d'Elisabeth G. Sledziewski, et notamment son rapport sur les idéaux démocratiques et les droits des femmes, Conseil de l'Europe, Comité européen pour l'égalité entre les femmes et les hommes, Strasbourg, 1989.

© Marianne Schulz