"La dictature a tué mes parents"

14 March 2011

"La dictature a tué mes parents"

Rédaction | Jean-Baptiste Mouttet | 14/03/2011

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Cinq cents bébés auraient été volés lors de la dictature en Argentine. Un procès met à jour cette page sombre de l'histoire. Alejandro Pedro Sandoval est un de ces enfants.

Des prisonniers politiques jetés à la mer depuis un avion, des hommes et femmes torturés dont les proches n'auront plus jamais de nouvelles, des accouchements en détention, des enlèvements d'enfants... Depuis le 28 février, les Argentins sont confrontés aux pages noires de leur histoire avec l'ouverture du procès sur le vol des bébés. Ce procès n'aurait pu se dérouler sans le travail d'investigation des grand-mères de la Place de Mai. En cherchant leurs proches disparus sous la dictature (1976-1983), elles ont écrit les pages de l'histoire de leur pays.

Les grand-mères attendent ce procès depuis plus de 30 ans. C'est la première fois que le vol de bébés est jugé en tant que "plan systématique" conçu en haut lieu. Selon elles, ce sont 500 enfants qui ont disparu, des enfants dont l'identité a été ôtée, dissimulée par de hauts fonctionnaires, des militaires ou des policiers du régime. Suspendu le 3 mars, le procès rouvrira le 15. Dans le box des accusés, le dictateur Jorge Videla (président de 1976 à 1981) et Reynaldo Bignone (1982-83) devront répondre de leurs actes.

A cette occasion, Youphil a récolté deux témoignages de deux protagonistes.

Cette semaine, nous publions celui d'Alejandro Pedro Sandoval. Conseiller au ministère de la Planification fédérale, il est le "petit-fils 84" [NDLR: nieto 84, le 84e petit- fils récupéré par les grand-mères]. Il a découvert sa réelle identité à l'âge de 28 ans lorsqu'il a rencontré ses grand-parents biologiques en 2006. Ses parents n'ont, eux, pas survécu à la répression. Il raconte.

Alejandro Pedro Sandoval, le 84e petit-fils

"Nous avons été emprisonnés le 1er juillet 1977. Mon père de 32 ans et ma mère de 20 ans enceinte de deux mois. Ils ont emmené ma mère au centre El Atletico [NDLR: un centre clandestin de détention de Buenos Aires] afin qu'elle accouche. Je suis né le 28 décembre. Nous étions ensemble jusqu'au 4 avril 1978 avant que mes kidnappeurs [NDLR: le terme qu'il emploie pour nommer ses parents adoptifs] me volent et que ma mère soit assassinée.

Depuis 2009, quand le procès contre mes kidnappeurs s'est terminé, je n'ai plus de relations avec eux. Le procès m'a permis de voir quel type de personnes ils étaient. Aujourd'hui j'ai ma véritable famille et c'est cela qui importe. Je ne les vois pas souvent mais nous sommes toujours en contact.

Il n'y avait pas de choix à faire entre ces deux familles. Si je pouvais, j'aurais choisi de vivre avec mes parents biologiques mais cela, la dictature ne l'a pas permis.

La dictature a tué mes parents, membres du mouvement révolutionnaire du 17 octobre. Ils étaient dans les "vols de la mort" [NDLR: Pratique courante durant la dictature consistant à droguer et jeter vivants les prisonniers dans l'Océan Atlantique]. Il n'y a aucun choix à faire.

Je suis très fier d'être le petit-fils 84. Ce numéro représente la lutte des grand-mères et porte l'histoire de mes parents. Au début, je ne comprenais pas ce qu'il signifiait mais aujourd'hui, pour moi, il est tout. Il fait partie de mon identité car je peux désormais dire qui je suis, moi, Alejandro Pedro Sandoval. Ce numéro est la vie.

"Ce ne furent pas des adoptions, mais des vols"

Au début je ne voulais pas faire le test d'ADN afin que soit vérifiée ma véritable identité, à la demande des grand-mères qui m'ont retrouvé. Mon kidnappeur était un militaire des services secrets, grand commandant de la gendarmerie nationale. Il était très habile pour me culpabiliser. Il faut bien comprendre que dans ces cas le syndrome de Stockholm survient [NDLR: comportement paradoxal car les otages ressentent une certaine sympathie pour leurs ravisseurs]. Certains "bébés volés" ne veulent pas connaitre leur véritable histoire ou ont honte. Même si cela est dur il vaut toujours mieux connaitre la vérité car la vérité te libère.

Le jour de ma rencontre avec mes grand-parents fut une journée pleine d'incertitudes. Je ne savais pas qui j'allais rencontrer. Tout s'est finalement bien passé. Nous avons pu établir un dialogue et apprendre à nous connaitre. Ce fut très beau et étrange à la fois.

C'est important pour moi de témoigner au procès. Les grand-mères se sont battues pour cela, alors qu'au début de leurs investigations on les traitait de folles. Le jugement va démontrer qu'elles avaient raison. Les gens qui doutent de cela comprendront ce qui s'est réellement passé.

Ce procès consiste à dire "basta" au gens qui croient encore que nous avons été adoptés. Ce ne furent pas des adoptions mais des vols, des vols systématiques et très bien planifiés. Personnellement, j'espère que les audiences m'apporteront des réponses. Il y en a toujours un [NDLR: des accusés, collaborateurs de la dictature] qui finit par raconter. J'attends avec beaucoup d'anxiété ce jour-là."

> La semaine prochaine, retrouvez le témoignage de Sara Mendez. Incarcérée dans les années 70, elle a retrouvé son fils en 2003.