Roumanie, ex-supermarché de l'adoption

October 2006

Roumanie, ex-supermarché de l'adoption

Dans la perspective de son adhésion à l'Union européenne, le 1er janvier 2007, la Roumanie a suspendu les adoptions internationales, qui avaient suscité, après 1990, un véritable trafic d'orphelins. Moratoire aujourd'hui contesté par certains eurodéputés.

Par Mirel Bran Publié le 20 octobre 2006 à 15h52 - Mis à jour le 20 octobre 2006 à 15h52

Officiellement, ce jeune homme n'existe pas, malgré une collection de médailles, obtenues aux championnats de boxe roumains, qu'il montre avec fierté dans son taudis de Bucarest. En dépit de sa double identité, roumaine et italienne, il n'a pas de papiers qui puissent la prouver. Silviu Costea, 16 ans, beau gosse, teint basané dû à son origine tzigane, n'a qu'un rêve depuis qu'il est tout petit : "Obtenir le foutu papier qui prouve que je suis celui que je suis."

Silviu Costea est né le 4 janvier 1990, quelques jours après la chute du dictateur Nicolae Ceausescu, dont la politique nataliste forcenée avait envoyé dans les orphelinats plus de 100 000 enfants. Silviu aurait pu subir le même sort. Né d'une rencontre de passage entre sa mère et un homme qu'il ne connaîtra jamais, il voit le jour dans une Roumanie qui vient de rompre avec son passé communiste. Sa mère se sépare de son fils en le confiant à sa grand-mère, Maria Nicolae, alors âgée de 63 ans, qui réussit à élever son petit-fils avec une retraite de 60 euros par mois.

En 1994, alors que le petit garçon a 4 ans, l'aïeule voit sonner à sa porte un couple d'Italiens qui lui apprend avoir adopté le petit Silviu. La mère l'avait donné à cette famille venue d'Italie à la recherche d'un enfant à adopter, très probablement en échange d'une somme d'argent. "J'ai refusé, affirme Maria Nicolae. Ma fille ne m'avait rien dit. Comment pouvais-je donner l'enfant que j'avais élevé pendant quatre ans à ces Italiens sur la base d'un papier qu'elle avait signé et qu'ils me présentaient ? Je leur ai proposé d'aller à la police, mais ils ont refusé et sont repartis."

Pourtant, le papier présenté par la famille Tesari était une authentique décision du tribunal de Bucarest qui attestait l'adoption. Le petit "Silviu Costea" s'appelait désormais "Silviu Tesari". C'était le début d'une aventure qui allait le marquer au fer rouge jusqu'à aujourd'hui, car il allait être victime d'une "substitution d'identité".

La famille Tesari s'arrangeait alors pour remplacer Silviu par un autre enfant qu'elle fit sortir de Roumanie en utilisant la décision du tribunal. Le faux "Silviu Tesari" partit en Italie avec ses parents adoptifs, tandis que le vrai restait à Bucarest, chez sa grand-mère - mais enregistré dans le fichier de la police des frontières comme ayant quitté la Roumanie !

"Officiellement, je n'existe pas, déclare Silviu. Pour la police, je vis en Italie avec mes parents adoptifs, mais dans la réalité, un autre enfant est parti à ma place. Depuis, je ne désire qu'une seule chose : me faire faire des papiers d'identité à mon vrai nom : Silviu Costea. Sans ces papiers, je reste un fantôme."

"Silviu n'est pas le seul dans ce cas,affirme Theodora Bertzi, directrice de l'Office roumain pour les adoptions. Nous avons découvert dix autres personnes dans la même situation." Par exemple Mariana Fisacherli. Née Constantin en 1986, elle est adoptée à l'âge de 6 ans par un couple d'Américains. Elle figure comme étant sortie du pays avec ses parents adoptifs, mais en réalité elle n'a jamais quitté la Roumanie. A sa place, une autre petite fille, dont l'identité n'est pas connue, avait pris le chemin de l'Amérique. Aujourd'hui, Mariana a 20 ans, n'a toujours pas de papiers d'identité, non plus que ses deux enfants devenus eux aussi des fantômes aux yeux de la police.

"Nous avons saisi le parquet pour mener une enquête et effectuer des commissions rogatoires en Italie, en Espagne et aux Etats-Unis, précise Theodora Bertzi. Nous suspectons un trafic de personnes et des substitutions d'identité."

Cette affaire pénale aux ramifications internationales tombe en plein débat sur l'adoption internationale, un sujet brûlant en Roumanie depuis la chute du régime, il y a seize ans. Le "Conducator" Ceausescu laissait en héritage à son pays des orphelinats mouroirs dont les images ont fait aussitôt le tour du monde. De 1990 à 1997, les autorités roumaines se révélaient incapables de mettre au point une législation pour protéger les enfants abandonnés. Selon les associations, environ 20 000 enfants auraient été ainsi adoptés à la va-vite. "La Roumanie était devenue le supermarché des adoptions, s'insurge Theodora Bertzi. Les enfants étaient envoyés comme des colis à l'étranger avec beaucoup d'argent à la clé. Ils étaient blancs et en bonne santé et l'adoption allait très vite. L'enfant était devenu un objet destiné à satisfaire les besoins émotionnels des adultes. Entre-temps, nous avons tout changé. Au centre de l'adoption doit se trouver l'intérêt de l'enfant et non celui des parents."

Silviu Costea, alias Tesari, n'est qu'une des victimes d'un système que la Roumanie a mis en place avec la complicité des pays occidentaux. Malgré ses dons pour la boxe qui ont fait de lui un champion, il ne peut pas participer aux championnats européen et mondial de boxe car la police refuse de lui délivrer un passeport. Motif : il ne possède pas de papiers d'identité attestant qu'il est bien Silviu Costea. Pour les autorités, l'étoile montante de la boxe roumaine s'appelle "Silviu Tesari" et vit en Italie.

"Le pire, c'est que je ne peux pas quitter le périmètre couvert par la police de mon quartier, explique-t-il. Les policiers des autres arrondissements ne me connaissent pas et je risque d'être arrêté et tabassé, ce qui m'est déjà arrivé." Le scénario est toujours le même : à cause de son teint qui trahit son origine tzigane, Silviu se fait constamment arrêter par les policiers, qui lui demandent ses papiers. Il leur explique sa situation, mais ils ne croient pas un mot de son histoire. Résultat : il est emmené illico au commissariat le plus proche et son identité est recherchée dans les fichiers, où ne figure aucune trace de son nom.

"J'ai souvent été frappé et agressé par les policiers, accuse-t-il. Maintenant, au bureau de police de mon quartier, ils me connaissent tous, mais je n'ose pas aller dans d'autres quartiers où les policiers ne me connaissent pas et où je risque de prendre des baffes. Si j'ai besoin d'un tee-shirt, je dois demander à un cousin d'aller l'acheter de peur de me faire choper au passage. Ma vie se limite à mon quartier et j'en ai marre. J'aurais pu participer aux championnats de boxe internationaux, mais la police refuse de me restituer ma vraie identité, sans laquelle je ne peux pas voyager."

Ce n'est qu'en 2001 que Bucarest a instauré un moratoire suspendant les adoptions internationales. A l'époque, la députée britannique Emma Nicholson, rapporteur pour la Roumanie au Parlement européen, avait demandé l'arrêt des adoptions internationales et une réforme radicale du système de protection de l'enfant.

Selon les nouvelles lois entrées en vigueur au 1er janvier 2005, parmi les personnes résidant à l'étranger, seuls les grands-parents expatriés sont autorisés à faire venir leurs petits-enfants roumains pour les adopter. Autrement dit, l'objectif est d'interdire l'adoption internationale sans que cela soit dit explicitement.

Entre-temps, 2 300 familles roumaines ont déposé un dossier d'adoption. Pour l'instant, seulement 1 450 enfants sont adoptables en Roumanie en raison de la lenteur de la procédure, qui exige l'accord des parents biologiques devant un juge. La Roumanie compte encore 81 000 enfants abandonnés, dont 30 000 vivent dans les centres d'accueil qui ont remplacé les anciens orphelinats. Le reste de ces enfants vit dans des familles d'accueil.

"Il y a beaucoup d'enfants adoptables, mais le système ne leur permet pas d'être adoptés car il est très lourd, déclare Bogdan Simion, directeur de l'association franco-roumaine SERA. La médiatisation excessive et négative de l'adoption internationale a créé l'impression en Roumanie que l'adoption elle-même est l'oeil du diable. L'adoption nationale n'est pas suffisante pour absorber ces enfants." Entre partisans et adversaires de l'adoption internationale, les hostilités sont toujours ouvertes aussi bien à Bucarest que sur la scène internationale. Les Etats-Unis ne cessent de faire pression sur la Roumanie pour qu'elle libéralise à nouveau son système, tandis que l'Union européenne demande à Bucarest d'interdire l'adoption. Entre le marteau américain et l'enclume européenne, la Roumanie a choisi de fermer le robinet des adoptions internationales et d'encourager les familles roumaines à prendre en charge ces enfants. "Les familles qui veulent adopter ont les moyens de faire du lobbying pour satisfaire leurs intérêts, lance Theodora Bertzi. L'enfant n'a pas ce pouvoir. Ce n'est pas fair-play."

Soucieuse de sécuriser son adhésion à l'UE au 1er janvier 2007, la Roumanie compte respecter ses engagements européens en maintenant le robinet des adoptions internationales fermé. L'enquête ouverte par le parquet de Bucarest au sujet des enfants dont on a volé l'identité à l'étranger est une première reconnaissance officielle des trafics qui ont accompagné l'adoption.

Malgré les pressions des Etats-Unis et de certains députés européens, dont les Français Claire Gibault et Jean-Marie Cavada (démocrates libéraux), en faveur d'une reprise des adoptions, la Roumanie reste pour l'instant ferme sur ses positions. Dans le parc du Cirque à Bucarest, loin des débats philosophiques et des batailles politiques au sujet de l'enfant, Silviu Costea scrute les allées pour repérer les éventuels policiers. Aimerait-il se trouver en Italie, à l'ombre des cyprès, où il est supposé habiter selon ses papiers ? "J'aimerais tout simplement qu'on me laisse exister, dit-il. Je ne demande pas autre chose que la vie qu'on m'a volée."

Mirel Bran

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