Texte intégral :
Cour européenne des droits de l'homme 2e section 7 janvier 2003 N° 40122/98 DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 40122/98 présentée par John DAVIES et autres contre la Roumanie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 7 janvier 2003 en une chambre composée de
MM.J.-P. Costa, président,
Gaukur Jörundsson, L. Loucaides, C. Bîrsan, K. Jungwiert,
MmesW. Thomassen, A. Mularoni, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 14 septembre 1997,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants sont des ressortissants britanniques, à savoir une famille composée de l’époux (le premier requérant), son épouse (la deuxième requérante) et leurs quatre enfants mineurs. Ils sont nés respectivement en 1957, 1959, 1982, 1984, 1988 et 1992 et résident actuellement à East Molesey, Royaume-Uni.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
En 1990, les requérants, munis d’un permis de séjour, s’établirent à Miercurea-Ciuc, en Transylvanie. Ils fondèrent une société commerciale S., ayant comme objet d’activité la commercialisation de produits alimentaires et l’assistance en matière des transports. Ils s’impliquèrent également dans le travail d’une organisation ayant comme but l’aide aux enfants désavantagés, appartenant à la minorité ethnique Roma.
Le permis de séjour des requérants fut renouvelé annuellement, jusqu’au 30 juin 1995.
A des dates non précisées, plusieurs articles furent publiés sur le premier requérant au sujet de ses activités en Roumanie. Ils contenaient des accusations sur le fait qu’il serait impliqué dans le trafic d’enfants.
A partir de 1992, le premier requérant fut mis sous observation par la police au sujet desdites accusations. Cependant, le parquet décida, à une date non précisée, de ne pas engager de poursuites pénales contre lui.
Au printemps 1995, le premier requérant quitta temporairement la Roumanie.
Par ordre du 9 mai 1995, le ministre des affaires intérieures lui retira temporairement l’autorisation de séjour en Roumanie pour des raisons tenant à la protection de l’ordre public. Le ministre estimait que, sous couvert des activités commerciales déclarées par le premier requérant, celui-ci avait en réalité commis des actes contraires à la législation nationale et internationale en matière d’adoptions. Le ministre s’appuyait en particulier sur une note du 15 mars 1993 du Comité roumain pour les adoptions, qui faisait état de ce que le premier requérant avait été impliqué à plusieurs reprises dans un réseau par le biais duquel des nouveau-nés étaient illégalement sortis de Roumanie en vue de les faire adopter à l’étranger.
Le 19 juin 1995, au retour du premier requérant en Roumanie, l’entrée sur le territoire roumain lui fut interdite en vertu de l’ordre du 9 mai 1995.
Le 20 octobre 1995, il assigna le Ministère des affaires intérieures devant la cour d’appel de Târgu-Mures, afin d’obtenir l’annulation de l’ordre du 9 mai 1995. Il faisait valoir que les allégations concernant le fait qu’il aurait été impliqué dans des adoptions internationales illégales étaient fausses, car il s’était tout simplement occupé d’enfants de nationalité roumaine qui avaient été abandonnés en Hongrie.
Dans son mémoire devant la cour d’appel, le Ministère des affaires intérieures fit valoir que l’interdiction du droit d’accès du premier requérant sur le territoire roumain avait été adoptée à la suite de plusieurs interventions du Comité roumain pour les adoptions, qui faisaient état de son implication dans des activités qui contrevenaient aux dispositions de la loi no 11/1990 relative à l’adoption. Il souligna qu’il ne s’agissait nullement d’une expulsion, qui, elle, n’aurait pu être ordonnée que par une décision de justice, mais d’une restriction du droit d’accès et de séjour du premier requérant, nécessaire afin de protéger l’ordre, la santé et la morale publiques et les droits d’autrui, en particulier le droit à la vie et à l’intégrité physique et psychique, garanti par la Constitution.
Le 29 novembre 1995, la cour d’appel rejeta l’action du premier requérant, considérant que la décision lui interdisant l’accès en Roumanie pendant cinq ans était justifiée au regard des déclarations de deux témoins qui avaient soutenu qu’il leur avait offert des sommes d’argent afin d’accoucher en Hongrie et d’y abandonner leurs enfants pour qu’ils soient adoptés à l’étranger, ainsi que d’une communication de la police de Zagreb, informant les autorités roumaines qu’il aurait été impliqué dans des adoptions illégales.
Le premier requérant forma contre ce jugement un appel qui fut rejeté le 19 mars 1997 par un arrêt définitif de la Cour suprême de justice. La Cour suprême releva que cinq femmes avaient déclaré avoir abandonné leurs nouveau-nés en Hongrie après avoir reçu des sommes du premier requérant, que des informations similaires avaient été fournies par la Commission roumaine pour l’adoption, ainsi que par l’ambassade roumaine à Zagreb, et qu’en conséquence la décision de la cour d’appel de Târgu-Mureş était justifiée au regard des preuves fournies.
La famille du premier requérant, à laquelle le permis de séjour fut prolongé, continua à vivre en Roumanie jusqu’en 1996, où elle rejoignit le premier requérant, qui entre-temps avait élu résidence en Hongrie.
Selon les informations dont dispose la Cour, les requérants se sont établis en 1999 à East Molesey, au Royaume-Uni.
B. Le droit interne pertinent
A l’époque des faits, le droit interne pertinent était la loi no 25/1969 concernant le régime des étrangers, qui, dans son préambule, faisait état de ce que les étrangers bénéficiaient du droit de rentrer sur le territoire roumain, mais que ce droit pourrait être soumis à des restrictions dans l’intérêt de la sécurité nationale et de l’ordre public. Les dispositions pertinentes étaient ainsi libellées :
Chapitre II. L’entrée des étrangers en Roumanie. Article 4
« L’entrée en Roumanie d’un étranger peut être refusée : (...) b) s’il existe des indications sérieuses qu’il a l’intention de commettre des infractions (...) d) si son droit de séjour lui été retiré (...) »
Chapitre III. Le séjour des étrangers en Roumanie. Article 20
« Le Ministre des affaires internes peut lever ou limiter le droit de séjour en Roumanie de l’étranger qui a méconnu la loi roumaine, où de celui qui, par son attitude ou son comportement, a porté préjudice aux intérêts de l’État roumain. »
GRIEFS
1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention au regard de la procédure terminée le 19 mars 1997, le premier requérant se plaint de la violation de son droit à être jugé dans un délai raisonnable.
2. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention, à la suite du refus des autorités roumaines de permettre le séjour du premier requérant en Roumanie, où se trouvaient sa femme et ses enfants.
3. Les requérants soutiennent que le comportement des autorités nationales les a privés de tout recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention.
4. Le premier requérant allègue avoir été expulsé du territoire roumain, bien qu’étranger résidant régulièrement, et sans pouvoir présenter sa défense. Il invoque l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention.
5. Les requérants se plaignent d’une discrimination fondée sur leur nationalité, en raison de la mesure prise à l’encontre du premier requérant, et invoquent à cet égard l’article 14 de la Convention.
6. Le premier requérant se plaint d’une atteinte à son droit de propriété du fait d’avoir été mis en impossibilité d’utiliser son logement et ses autres possessions situées sur le territoire roumain et cite l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
7. Les quatre derniers requérants allèguent avoir été empêchés de quitter la Roumanie pendant quatre-vingt heures, pendant l’été 1993, en violation de l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à la Convention.
EN DROIT
1. Le premier requérant allègue que la durée excessive de la procédure qui a pris fin le 19 mars 1997 devant la Cour suprême de justice dépassait le délai raisonnable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai
raisonnable (...) »
La Cour rappelle que, conformément à la jurisprudence constante des organes de la Convention, les décisions relatives à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers n’emportent pas contestation sur les droits ou obligations de caractère civil du requérant ni n’ont pas davantage trait au bien fondé d’une accusation en matière pénale dirigée à son encontre. Partant, l’article 6 § 1 de la Convention ne s’y applique pas (cf. Maaouia c. France [GC], no 39652/98, §§ 38-41, CEDH 2000-X).
Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
2. Les requérants soutiennent que le refus des autorités roumaines de permettre l’accès du premier requérant au territoire roumain a violé leur droit au respect de leur vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
La Cour observe en premier lieu que le présent litige a trait non seulement à la vie familiale, mais aussi au régime des étrangers, et que d’après un principe de droit international bien établi les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée des non-nationaux sur leur sol.
La Cour remarque que les requérants revendiquent en réalité le droit, non protégé par l’article 8, de choisir leur pays de résidence, car rien ne les empêche de vivre ensemble dans leur pays d’origine, ou bien dans un autre pays, comme ils l’ont d’ailleurs fait depuis 1996, date à laquelle ils se sont établis en Hongrie. Or l’article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État contractant l’obligation générale de respecter le choix, par des couples mariés, de leur domicile commun et d’accepter l’installation de conjoints non nationaux dans le pays.
En l’espèce, les requérants n’ont pas prouvé l’existence d’obstacles qui les aient empêchés de mener une vie familiale dans leur propre pays ou tout autre pays de leur choix, ni de raisons spéciales de ne pas s’attendre à les voir opter pour une telle solution (cf. arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkhandali c. Royaume Uni du 28 mai 1985, série A no 94, p. 34, § 68).
Il s’ensuit que ce grief doit dès lors être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. Les requérants se plaignent que le comportement des autorités et des juridictions roumaines les a privés de tout recours effectif devant les juridictions nationales, en violation de l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
La Cour constate que le premier requérant a bénéficié d’une procédure contradictoire de recours devant les juridictions roumaines qui, en première instance et en appel, ont effectivement examiné sa cause et apprécié ses arguments et ses moyens. En outre, la Cour constate que ces décisions sont amplement motivées par des considérations tant de fait que de droit.
Quant aux autres requérants, même si la mesure visant le premier requérant les affectés, elle ne les visait pas directement. Par ailleurs, il ressort des documents du dossier que la femme et les enfants du requérant ont continué à résider en Roumanie pendant une période d’un an après que la mesure d’interdiction d’accès au territoire roumain fut appliquée au premier requérant. Il en résulte donc qu’ils ne peuvent utilement invoquer l’article 13 précité.
Il s’ensuit que ce grief doit dès lors être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
4. Le premier requérant se plaint d’avoir été expulsé du territoire roumain, bien qu’y résidant régulièrement. Il invoque à cet égard l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention, qui dispose :
« 1. Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un État ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :
a) faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,
b) faire examiner son cas, et
c) se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité.
2. Un étranger peut être expulsé avant l’exercice des droits énumérés au paragraphe 1 a), b) et c) de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale. »
La Cour observe que le premier requérant n’a nullement fait l’objet d’une procédure d’expulsion, mais qu’il s’est simplement vu retirer temporairement, pour des raisons d’ordre public, son droit d’accès et de séjour sur le territoire roumain. Or, la Cour rappelle que la Convention ne garantit, comme tel, aucun droit de rentrer, de résider ou de demeurer dans un État dont on n’est pas ressortissant (cf. Paramanathan c. Allemagne, no 12068/86, décision de la Commission du 1er décembre 1986, Décisions et rapports 51, p. 237)
Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
5. Les requérants se plaignent d’une discrimination fondée sur leur nationalité, en raison de la mesure prise à l’encontre du premier requérant, et invoquent l’article 14 de la Convention.
La Cour constate que ce grief n’est pas étayé et observe qu’en tout état de cause, en matière d’entrée et séjour des étrangers, les États prennent nécessairement des mesures qui ne s’appliquent pas à leurs propres ressortissants.
Il s’ensuit que ce grief doit dès lors être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
6. Le premier requérant se plaint d’une atteinte à son droit de propriété en raison de la décision lui interdisant le séjour en Roumanie. Il invoque à cet égard l’article 1er du Protocole 1 à la Convention, qui se lit comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
S’il est certain que la mesure en cause a nécessairement eu des répercussions sur l’accès du requérant à ses biens, la Cour considère qu’elle ne constitue pas en soi une ingérence dans son droit au respect de ses biens. En tout état de cause, la Cour observe que les biens en question sont restés en possession des autres requérants jusqu’à leur départ de Roumanie et qu’ils n’allèguent pas d’atteinte à cet égard de la part des autorités roumaines.
Dès lors, ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
7. Les quatre derniers requérants allèguent avoir été empêchés de quitter la Roumanie en 1993, en violation de l’article 2 § 2 du Protocole no 4 à la Convention.
« Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien ».
La Cour observe que les événements dont les requérants se plaignent ont eut lieu en 1993, avant la ratification de la Convention par la Roumanie, le 20 juin 1994. Ce grief échappe donc à la compétence ratione temporis de la Cour.
Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
S. DolléJ.-P. Costa GreffièrePrésident
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