Haïti : quand adoption rime avec transaction

17 October 2009

Haïti : quand adoption rime avec transaction

(Syfia / Haïti). Haïti est un des principaux « fournisseurs »

d’enfants adoptables. Une filière quasi commerciale s’y est installée,

basée sur la loi du marché plus que sur une logique d’aide à

l’enfance. Beaucoup d’enfants adoptés ont encore leurs parents…

Sur le tarmac surchauffé de l’aéroport Toussaint Louverture à

Port-au-Prince, pas un jour ne passe sans qu’un enfant d’Haïti

n’embarque sur un vol international, accompagné de ses parents

adoptifs ou d’un représentant d’un organisme d’adoption. Beaucoup

partent vers l’Europe : Haïti est en effet devenu un gros «fournisseur

» d’enfants adoptables : le premier pour la France, un des principaux

pour la Belgique et la Suisse. Plus de 400 petits Haïtiens sont

adoptés chaque année en France et une cinquantaine en Belgique. Dans

ce pays, leur nombre est en baisse, « notamment à la suite d’une

campagne qui dénonçait les mauvaises pratiques d’adoption en Haïti »,

explique Gerrit De Sloover, le vice-consul honoraire de Belgique en

Haïti, consultant sur les questions liées à l’adoption internationale.

De 300 à 400 dans les années 1990, le nombre de dossiers d’adoption

internationale d’enfants haïtiens déposés par an à Port-au-Prince, à

l’Institut du bien-être social et de la recherche (IBESR) est

aujourd’hui compris entre 1 000 et 1 500. Exactement 1 367 pour la

période d’octobre 2007 à octobre 2008. Cette augmentation résulte du

fait qu’Haïti est un des rares pays à n’avoir pas encore ratifié la

Convention de La Haye de 1993 sur la protection des enfants et la

coopération en matière d’adoption internationale, qui fixe un cadre

éthique clair et pose comme principe qu’un enfant n’est adoptable que

lorsque aucune famille ne peut l’accueillir dans le pays même.

Business

Souvent portée par un vrai désir d’enfant du côté des parents,

l’adoption internationale apparaît sur le terrain comme un véritable

business. En 2005, la procédure pouvait coûter aux adoptants entre 5

000 et 6 500 $ US en moyenne, selon l’Unicef, y compris les frais

d’avocats engagés par les crèches et ceux de procédure. Aujourd’hui,

on approche des 10000 $ US. L’offre a toujours existé du côté haïtien,

témoigne Geerit De Sloover, mais la demande a augmenté récemment. Les

maisons d’enfants ont dès lors pullulé dans le pays. En 2008, 66

crèches étaient accréditées par l’IBESR (contre 47 en 2005), dont une

majorité à Port-au-Prince. Mais leur contrôle par l’Institut est

problématique, compte tenu du manque de moyens de l’institution et du

manque de volonté de sa part. Aux dires du directeur adjoint de

l’IBESR lui-même, M. Casseus, les crèches seraient beaucoup plus

nombreuses que celles accréditées par l’Institut, « près de deux

cents», lâche-t-il, sans en avoir l’air très certain.

Selon l’Unicef, « l’adoption internationale via des organisations

privées qui n’ont pas reçu l’autorisation est malheureusement possible

». « Je connais des cas où des crèches non reconnues sous-traitent à

des crèches accréditées», affirme Gerrit De Sloover. Car « parfois,

certains n’ont pas assez d’enfants ‘en stock’, explique X. V.,

directrice depuis dix ans d’une crèche à Port-au-Prince. Ils vont donc

en chercher ailleurs » pour répondre aux désirs des parents adoptifs.

« J’ai reçu nombre de courriels de parents, toujours les mêmes :

‘‘nous avons l’autorisation d’adopter, nous cherchons un enfant, une

fille’’ », poursuit-elle.

Contrôle de pure forme

Les petits qui présentent des «défauts » ne sont guère prisés : les

plus âgés et les malades ont peu de chance d’être adoptés et certaines

crèches tournées exclusivement vers l’adoption internationale ne les

acceptent pas. De plus, la majorité des enfants adoptés en Haïti ont

toujours des parents en vie, soit les deux, soit l’un d’eux, une

tante, une grand-mère... à qui ils sont littéralement « achetés » pour

être confiés aux adoptants. « Il semblerait que certaines crèches

donnent de l’argent à la famille », reconnaît M. Casseus. Le plus

fréquent est que des gens liés à la crèche recherchent activement des

mères pauvres et leur proposent de mettre leurs petits en adoption. «

Une fois les papiers signés, on va leur expliquer ce qu’est

l’adoption. Ce n’est pas illégal, mais illégitime et abusif »,

explique Gerrit De Sloover, qui estime cependant que ces cas seraient

moins nombreux qu’en Inde.

Parfois, l’initiative vient des parents. On a beaucoup parlé de vente

d’enfants en Haïti. Le cas d’une maman ayant vendu les deux siens pour

500 gourdes (10 €) a fait du bruit. « Les parents, dans l’incapacité

de s’occuper de leurs enfants, viennent les placer », explique X. V.

L’absence de sécurité sociale, de garantie pour les vieux jours, le

haut taux de mortalité infantile poussent les parents à avoir beaucoup

d’enfants dans l’espoir que quelques-uns s’occuperont d’eux plus tard.

Pour le directeur adjoint de l’IBESR, de nombreux parents sont

conscients de ce qu’ils font lorsqu’ils placent leur enfant dans une

crèche, et se bercent d’illusions en se disant qu’un jour celui-ci les

fera voyager... La législation haïtienne, en effet, ne reconnaît pas

l’adoption dite plénière qui implique une rupture des liens de

filiation avec les parents biologiques. Elle entre ainsi en

contradiction avec nombre de législations étrangères. Au moment de

donner leur consentement, beaucoup de parents ne sont pas bien

informés, et de plus, une majorité signent des documents qu’ils ne

savent pas lire (Voir encadré « On a signé pour 18 ans »).

Limiter l’adoption individuelle…

Selon la législation haïtienne actuelle, l’IBESR n’a pas l’obligation

de vérifier la véracité du consentement des familles avant qu’une

décision d’adoption ne soit prise en justice. Seule la présence dans

les dossiers des documents administratifs et judiciaires est vérifiée,

ce qui vaut également pour les consulats qui interviennent avant le

départ. «C’est un travail purement administratif à la fin du processus

», rappelle Gerrit de Sloover. « Durant des années, les critères n’ont

pas été appliqués. Aujourd’hui, la procédure est assez lente, car ils

ont tendance à l’être plus strictement. On a commencé à demander plus

de papiers pour l’adoption, ce qui a avant tout été source de plus de

corruption », déclare X. V. De six mois à un an auparavant, le délai

peut aujourd’hui atteindre deux ans et demi. « Une part importante est

laissée à l’interprétation personnelle des juges et fonctionnaires

dans la gestion des cas, explique Gerrit De Sloover. Le concept de

‘faciliter le dossier’ est assez élastique. » X. V. soupire : « Les

crèches subissent tellement de pressions... Si vous ne payez pas, le

dossier traîne des mois et des mois, et les parents adoptifs vous

reprochent de ne pas être aussi rapide que d’autres crèches. Aucun

responsable de crèche ne vous dira évidemment qu’il paie... »

Les ambassades aussi exercent des pressions sur les autorités

haïtiennes, non pour augmenter les contrôles, mais pour accélérer les

procédures. Un projet de loi correctif a été déposé au Parlement, mais

il a peu de chances d’être adopté à court terme. Pourtant, la

responsabilité relève aussi des pays adoptants. Certains, comme la

France, acceptent les démarches faites individuellement par les futurs

parents, qui s’adressent directement à une crèche haïtienne. 90 % des

enfants “exportés” d’Haïti vers l’Hexagone suivent cette filière.

Ailleurs, l’adoption individuelle est limitée et les parents sont

obligés de passer par des organismes d’adoption agréés (OAA), où la

procédure est réputée plus longue. « Mais ce qu’il faut, c’est plus de

contrôles sur place », explique une autre directrice de crèche.

L’IBESR estime qu’il faut aussi « renforcer la procédure du

consentement pour que les parents haïtiens soient bien conscients de

ce qu’implique l’acte qu’ils posent ». Mais, paradoxe, le salaire du

personnel de l’Institut est payé, pour partie, grâce aux recettes

issues des dossiers d’adoption déposés : 5 000 gourdes (100 €) par

dossier. Même incomplets ou problématiques, ceux-ci sont acceptés en

nombre…

Maude Malengrez

« On a signé pour 18 ans »

Kettelie Wesh vit à Soleil 17, à Port-au-Prince. En 2005, la violence

ronge le quartier. Kettelie entend parler de femmes dans le quartier

qui ont « placé » leur enfant en crèche pour l’adoption

internationale. C’est ainsi qu’elle a rencontré le blan (l’étranger)

qu’elle montre sur une photo jaunie avec sa fille, Jenny. Il est

pasteur, soutenu par un réseau d’Églises aux États-Unis pour gérer en

Haïti une crèche orientée vers l’adoption internationale, mais qui

aide aussi un peu les familles à s’occuper de leurs enfants. « Si

j’avais pu, j’aurais placé tous mes enfants. » En octobre 2005, elle y

amène la plus jeune, Jenny, 4 ans, qui a plus de chances d’être

adoptée parce que c’est une fille, encore petite.

« Le Blanc nous a expliqué que même si l’enfant part, vous restez sa

maman. Que vous serez toujours en communication avec lui, même si vous

ne pouvez pas le voir et qu’à 18 ans, il reviendrait faire votre

connaissance. Il ajoutait que quand les Blancs viendront prendre votre

enfant en Haïti, ils auront la courtoisie de venir vous rencontrer et

vous expliquer quelle va être la vie de l’enfant. Que vous aurez

toujours de ses nouvelles .»

En octobre 2007, Jenny part pour les États-Unis. Kettelie reçoit

quelques photos. Mais depuis un an et demi, plus aucune nouvelle. Le

pasteur blanc est parti sans qu’elle le sache et son ancien chauffeur

transformé à son tour en pasteur a repris les rênes de la crèche. «

Quand nous venons demander des nouvelles de nos enfants et que nous

faisons un esclandre devant sa porte, il nous envoie la police. J’ai

déjà été arrêtée. »

Les enfants adoptés en Haïti ont, pour la plupart, des parents encore

en vie, mais qui ne peuvent plus s’en occuper. Ceux-ci signent un

consentement à l’adoption, sans souvent avoir conscience de ce que

cela implique. « On a signé pour 18 ans, clame Lucienne Ophelia, dont

la fille est partie pour l’Allemagne à l’âge de 5 ans. Elle est restée

un an dans la crèche. J’allais la voir de temps en temps. J’ai reçu

une photo dans les six premiers mois après son départ. Ensuite, plus

rien : ni photo, ni nouvelles. Elle va avoir 16 ans. » Lucienne attend

son retour, dans deux ans : « Dans mon quartier, tout le monde dit que

j’ai vendu mon enfant ». « Nous avons voulu rechercher une vie

meilleure pour notre enfant, mais nous n’avions jamais imaginé que

nous allions le perdre », témoigne Kettelie.

Et quand, exceptionnellement, des photos arrivent, les crèches

changent les enveloppes avant de les remettre aux parents, « pour

qu’on ne retrouve pas la trace de l’enfant », souffle d’une voix

éteinte Emilio Rafael, père de deux petits adoptés en France en 2001

et dont il est sans nouvelle depuis 2003.

M. M.

jeudi 15 octobre 2009

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