Adoptions internationales : deux frères originaires du Guatemala portent plainte en France pour « enlèvement »

23 November 2022

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Adoptions internationales : deux frères originaires du Guatemala portent plainte en France pour « enlèvement »

Les deux hommes, aujourd’hui âgés de 45 et 46 ans, ont été arrachés à leur mère pour être adoptés en France, et n’ont découvert la vérité qu’en 2019. En médiatisant leur cas, ils espèrent que d’autres victimes seront identifiées, et n’hésiteront pas à faire valoir leurs droits devant les juridictions internationales.

Par Angeline Montoya

Publié aujourd’hui à 11h00, mis à jour à 11h06

Temps deLecture 4 min.

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Des photos de « Javier » enfant. JEOFFREY GUILLEMARD POUR «LE MONDE»

Javier et Lorenzo (leurs prénoms ont été changés) avaient 3 ans et 4 ans quand ils ont été arrachés à leur mère au Guatemala. Alors qu’elle croyait les placer dans un centre pour mineurs dénutris, ils ont été envoyés en France par l’intermédiaire d’un organisme privé agréé par l’Etat, Les Amis des enfants du monde (AEM), pour y être adoptés par un couple parisien. Pendant trente-huit ans, ils ont vécu dans la fable de l’abandon. Et n’ont découvert la vérité de leur vol qu’en janvier 2019. Leur mère, déchirée toute sa vie par la disparition de ses petits garçons, venait de décéder deux mois plus tôt au Guatemala.

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C’est pour ce que Javier qualifie de « traite d’êtres humains » que les deux hommes, aujourd’hui âgés de 45 et 46 ans, ont déposé plainte, jeudi 17 novembre à Paris, pour « enlèvement ». La plainte s’appuie en partie sur les documents retrouvés au Guatemala par Le Monde au terme d’une enquête sur les filières de l’adoption internationale, dont les différents volets ont été publiés en décembre 2021. Les deux enfants, souligne le texte de la plainte, sont entrés en France en 1981 « en violation des lois migratoires françaises, violation qui ne pouvait être ignorée par l’organisme Les Amis des enfants du monde et qui a été permise par la grave négligence des autorités étatiques des deux Etats ». Contactés par Le Monde, les AEM n’ont pas souhaité s’exprimer.

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« J’ai la conviction que notre plainte va faire bouger beaucoup de lignes, confie Javier. On démontre que les irrégularités ont été commises aussi ici, pas seulement au Guatemala. Mon combat est que la France ne normalise pas l’enlèvement d’enfants et permette la réparation complète des victimes comme mon frère et moi. »

Ecueil de la prescription

En France, environ 100 000 enfants ont été adoptés à l’étranger depuis 1979, un chiffre sous-estimé au vu de l’irrégularité des pratiques, sur lesquelles de nombreuses alertes ont été ignorées. Ces enfants devenus adultes et qui cherchent à retrouver leurs origines et obtenir réparation se heurtent à l’indifférence de l’administration et à l’inadéquation des systèmes judiciaires, se voyant opposer des classements sans suite pour prescription.

« La qualification d’enlèvement est celle qui correspond le mieux à la situation de Javier et Lorenzo, explique leur avocat, Me William Julié. La prescription ne court qu’à partir du moment où ils ont eu connaissance d’être victimes d’un déplacement forcé et illégitime. C’est-à-dire, pour eux, en janvier 2019. Cette réalité leur a été dissimulée avant cette date, et l’infraction a donc continué à produire ses effets jusqu’alors. »

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L’ouverture d’une instruction, espère Me Julié, permettra d’identifier d’autres victimes potentielles des mêmes réseaux guatémaltèques et français. « Dans le dossier des violences sexuelles, le ministre de la justice [Eric Dupond-Moretti] s’est prononcé pour qu’une enquête soit systématiquement ouverte, même si les faits sont susceptibles d’être prescrits. Donc pourquoi ne pas prendre une position engagée sur cet autre dossier ? », interpelle l’avocat. De fait, Javier, qui a créé en juillet sa propre association, I AM (Illégale - Adoption - Monde), a déjà été contacté par d’autres personnes adoptées par les AEM, qui doutent de la légalité du processus.

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L’écueil de la prescription a été dénoncé fin septembre par sept organismes des Nations unies, qui ont émis une déclaration commune historique sur les adoptions internationales illégales. Ce texte « novateur », selon Olivier de Frouville, membre du Comité des disparitions forcées à l’ONU – un des sept organismes signataires – promeut des réformes législatives dans les pays membres pour que ces adoptions soient considérées comme une infraction « continue ». La déclaration établit aussi qu’elles peuvent, dans certaines conditions prévues par le droit international, « constituer des crimes graves tels que le génocide ou les crimes contre l’humanité ». Donc imprescriptibles.

« Il faut que les Etats prennent conscience qu’il y a, autour de cette question, une problématique liée aux droits humains et au droit pénal international », explique M. de Frouville, qui estime que la déclaration va également « permettre aux victimes de faire valoir leurs droits devant les tribunaux et les organes internationaux ». C’est la démarche que compte entreprendre l’avocat de Javier et Lorenzo si leur plainte se heurtait à une fin de non-recevoir de la justice française.

« Les responsabilités doivent être établies »

Sous la pression de collectifs d’adoptés, plusieurs pays européens, Suisse et Pays-Bas en tête, ont annoncé ces deux dernières années la création de commissions d’enquête sur le sujet. En France, celui qui était alors secrétaire d’Etat chargé de l’enfance, Adrien Taquet, avait promis en décembre 2021 la mise en place d’une mission interministérielle « au premier trimestre de 2022 ».

Il a finalement fallu presque un an pour que, le 8 novembre, les ministères des affaires étrangères et de la justice, et le secrétariat d’Etat chargé de l’enfance annoncent avoir saisi leurs inspections générales respectives pour une « mission d’inspection » de six mois destinée à identifier les pratiques illicites et recommander des mesures pour que celles-ci ne se reproduisent plus.

« C’est elle qui décidera des pays d’origine étudiés et de son périmètre, assure-t-on au Quai d’Orsay. Rien n’est exclu. L’objectif de cette mission est de faire la lumière sur tout ce qui s’est passé et en toute transparence : les responsabilités doivent être établies. » Les travaux, dont les résultats seront rendus publics, ne devraient cependant porter que sur la période postérieure aux années 1980. « Si l’on veut regarder cette question en face, il faut le faire sur l’ensemble de la période, des années 1960 à nos jours, et sur tous les pays ayant envoyé des enfants vers la France », estime Yves Denéchère, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Angers. Ce dernier dirige depuis un an une mission postdoctorale, financée par le ministère des affaires étrangères, sur l’histoire des pratiques illicites dans les adoptions internationales. Des travaux dont les conclusions sont attendues pour début 2023.

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Javier, lui, veut aller plus loin que sa plainte, faire révoquer son adoption plénière et retrouver son nom d’origine. La récente déclaration commune de l’ONU lui donne raison, en rappelant que les victimes d’adoptions illégales « ont le droit de retrouver leur identité rapidement ». Il a aussi porté plainte au Guatemala, le 11 octobre, le jour de sa naissance. Tout un symbole : « Le 11 octobre sera désormais l’anniversaire du jour où la vérité et toutes les responsabilités seront démontrées », souligne-t-il.

Pour Olivier de Frouville, il y a urgence à trouver des mécanismes multilatéraux, notamment à l’ONU, pour la recherche des origines et la réparation des victimes. « Tous les jours, on découvre l’ampleur de ce problème, et cela va devenir un contentieux de masse », conclut-il.

Angeline Montoya

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